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Le travestissement, ou l’art de déconstruire les identités de genre

A Cadix en février 2016. La chorale chirigota dans les rues de la ville. Shutterstock

Ludique, fonctionnel ou identitaire, transgressif et parfois spectaculaire, le travestissement, entendu comme une pratique qui consiste à adopter le vêtement de l’autre « genre », recouvre différents phénomènes, certains banals, d’autres marginaux, qui varient selon les époques et les contextes culturels.

Observé au prisme du genre, il permet d’interroger le lien étroit qui existe entre vêtement, genre et pratique sociale, et, plus radicalement encore, entre construction des identités de genre et « performance » rituelle de l’habillement en tant qu’acte social.

Non, l’identité de genre n’est pas « naturelle »

Les pratiques de travestissement posent une question simple. L’identité de genre est-elle dissociable des vêtements adoptés ? Les jupes et les bijoux sont-ils réservés aux filles quand les cravates sont réservées aux garçons ? Le bleu est-il l’apanage des uns et le rose des unes ?

Le travestissement, parce qu’il met en évidence les « artifices du genre » désigne ainsi simultanément les modalités de construction et de déconstruction sociale des identités sexuelles : dans l’espace spectaculaire, comme le cabaret ou le cinéma, où l’on ne compte plus les films dont les héros sont travestis, de Some Like It Hot à Mrs Doubtfire ; dans l’espace social où les drag queens, par exemple, en exhibant une caricature du « très féminin », contredisent l’idée d’une identité « naturelle » de genre.

Ainsi, le genre, construit en partie par le vêtement, peut être déconstruit par une pratique transgressive et politique de l’habillement et un détournement de ses codes.

Une terminologie qui manque de nuances

On peut regretter le manque de nuances, en français, du terme « travestissement », quand l’anglais prend en compte sa polysémie avec des mots aussi différents que « cross-dressing » (qui signale simplement un changement de vêtement occasionnel) ou « transvestism » (qui signale plutôt une volonté de « passage » identitaire ou, du moins, une pratique régulière).

Les typologies existantes distinguent trois types de travestissements : le travestissement « ludique », le travestissement de « commodité » et le travestissement transgressif.

Dans le premier cas il s’agit de pratiquer le déguisement, dans un cadre précis, comme le carnaval ou les « fêtes » thématiques.

Sainte Wilgeforte, ou Livrade, est une sainte légendaire de la tradition catholique, dépeinte sous les traits d’une vierge miraculeusement barbue. Wikipedia

Le travestissement de commodité se retrouve plus fréquemment dans des contextes où l’on compense par exemple l’absence d’un fils dans la fratrie, comme dans la pratique du Bacha Posh en Afghanistan, où les parents habillent des petites filles en garçons ou bien encore les « saintes travesties » du Moyen-Âge, qui endossent l’habit masculin pour pouvoir participer à certains pèlerinages.

Enfin le travestissement transgressif vise à contester et subvertir les assignations identitaires par une série d’actes performatifs, notamment la parodie.

Comme le montre Luca Greco dans Dans les coulisses du genre. La fabrique du soi chez les drag kings, la pratique drag vise à « défaire » le genre par le vêtement mais aussi par une série d’actes corporels qui accomplissent la transformation, autrement dit par la performance elle-même, le vêtement devenant ainsi l’outil de cet acte politique subversif.

Le groupe les Adelphes organise des ateliers drag king. Image événement Facebook/atelier drag king

Les pratiques trans signalent également une volonté d’abolition progressive des assignations binaires de genre qui incite à réévaluer les outils de la critique « genre », comme le propose la théorie queer, qui vise à abolir, du moins à déconstruire, les assignations binaires de genre. En témoignent des figures populaires comme Conchita Wurtz, qui arbore ensemble des codes empruntés au masculin (la barbe) et au féminin (le maquillage, les cheveux longs et permanentés).

Des formes de transgression diverses

Dans son ouvrage La Confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution (2001), Sylvie Steinberg met en garde contre une conception globale du phénomène même de transgression : il est essentiel, dit-elle, de souligner la diversité des formes, des fonctions et des motifs du travestissement, mais il est également nécessaire de souligner la diversité des formes de transgression qu’il implique.

Les travestissements ludiques et les travestissements « de commodité », s’ils transgressent l’ordre établi, ne bousculent ni le sexe naturalisé (la femme déguisée en homme reste néanmoins, à ses propres yeux, une femme, et peut être découverte en tant que telle), ni la hiérarchisation de la différence entre les sexes.

Ce que ces travestissements « performent », ce sont finalement les différences fondamentales entre les deux sexes. A l’inverse, les pratiques drag et trans visent à interroger en profondeur puis bousculer des binarités de genre perçues comme aliénantes et qui sont susceptibles de nier, marginaliser voire opprimer des identités alternatives.

Des définitions très vagues

De cette pluralité de sens émergent dans les dictionnaires généralistes les définitions les plus vagues, qui témoignent bien de la nécessité d’ancrage des pratiques. Le Dictionnaire historique de la langue française, s’il indique l’étymologie du terme et les différents contextes historiques des « changements de vêtement » (pratiqués au XVIe siècle afin « de ne pas être reconnu ») et souligne la fonction performative du travestissement, introduit l’idée discutable d’une « nature » du vêtement genré (« transformer en dénaturant »), qui fait écho aux définitions pathologisantes de sa pratique qui en sont le lieu commun.

La question du genre demeure implicite dans ces définitions, mais ce qu’elles signalent en premier lieu est la question essentielle de la transgression : investir le vêtement dédié à l’autre sexe (définition en soi problématique : la femme porte le pantalon, l’homme se travestit avec la jupe) est une transgression de l’ordre établi, qu’il soit naturel, moral, religieux ou juridique. A cet égard, la scène joue un rôle pivot et fondamental d’espace où les interdits peuvent être performés, à la manière du carnaval qui en est la forme la plus aboutie.

Quelle portée politique pour le travestissement spectaculaire ?

Quoi qu’il en soit, et dans un cadre aussi ludique et récréatif que celui du carnaval qui, par définition, bouscule l’ordre établi, les pratiques du travestissement imposent une approche située qui permet de penser cette diversité, mais également de soulever certaines questions cruciales : quelle est la portée politique du travestissement spectaculaire ?

Le carnaval en mars 2008 à Bâle. Le travestissement ludique permet de jouer avec les codes traditionnellement assignés à chaque genre. Kobby Dagan

Le lien entre travestissement et homosexualité, saillant dans nombre de discours, est-il à réinterroger ou à minimiser ? Pourquoi les travestissements masculins sont-ils surreprésentés, et contribuent-ils ainsi à naturaliser la hiérarchisation des genres ? Les productions culturelles comme espaces privilégiés de la performance permettent-elles toujours l’abolition des binarités ou contribuent-elles aussi parfois à leur cristallisation ?

A l’heure où les questions de genre, d’égalité et de mixité sont plus que jamais fondamentales, il convient de s’interroger aussi sur nos pratiques les plus ordinaires, mais qui institutionnalisent un système inégalitaire : le travail, les loisirs, le langage (en témoignent les nombreux débats autour de l’écriture inclusive), mais aussi, de façon très élémentaire, le vêtement et les codes vestimentaires.

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