Menu Close

Le « wokisme » ou l’import des paniques morales

Dans la série Netflix La directrice, la protagoniste jouée par Sandra Oh se retrouve confrontée à un déferlement de panique morale au sein de son université. Eliza Morse/Netflix

Omniprésent dans les médias, utilisé par une certaine élite politique et intellectuelle, le « wokisme » s’est imposé comme une catégorie lexicale commode pour désigner une grande variété de faits sociaux.

Du point de vue linguistique, le mot wokisme est facile à analyser et à comprendre : contraction de l’emprunt à l’anglais woke (participe passé du verbe wake, pour « éveiller ») et du suffixe -isme (toujours aisé à utiliser pour substantiver une manière de penser, il constitue un anglicisme qui a réussi à s’imposer dans le champ médiatique et politique, des deux côtés de l’Atlantique. De surcroît, du point de vue énonciatif, il est important de préciser que ce terme est avant tout utilisé par ceux qui se présentent comme ses détracteurs.

Toutefois, il est important de séparer le mouvement « woke », qui définit les mouvements de libération des minorités afro-américaines dans les années 60 aux États-Unis, du « wokisme », principalement utilisé par les milieux conservateurs pour (dis)qualifier les mouvements progressistes, dans leur diversité.

Caricatures

Souvent, les deux mouvements que sont le progressisme et le conservatisme, sont utilisés pour décrire les tendances antagonistes qui animent la vie politique états-unienne. En France, ce progressisme, caricaturé en « wokisme », a bénéficié d’une entrée remarquable dans l’environnement médiatique suite aux prises de position de Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale qui avait marqué les esprits au moment de la polémique autour de « l’islamo-gauchisme ».

On remarque aussi que la polémique sur ce que l’on résume sous le terme wokisme a totalement écrasé celle de l’islamo-gauchisme en termes de popularité et d’étendue sur les deux dernières années

Comparaison par Google Trends entre les recherches concernant « wokisme » et « islamo-gauchisme » (pour la France, sur les douze derniers mois).

Par ailleurs, alors que l’islamo-gauchisme semblait décrire une collusion suspecte entre ce que l’on appelle « une certaine gauche », notamment universitaire et l’islamisme (même si l’utilisation du préfixe « islamo » laissait penser que l’islam dans son intégralité pouvait être visé), le « wokisme » dispose d’une forme de lâcheté polysémique particulièrement arrangeante : en d’autres termes, cette dernière a la particularité d’embrasser un ensemble très étendu de pratiques, de mouvements et de faits sociaux.

En effet, tout mouvement qui lutte pour le progrès social peut être qualifié de « woke », ce qui est commode, notamment pour les think tanks conservateurs comme Fondapol par exemple, qui, à travers une note de recherche aux prétentions objectives mais à la grille de lecture particulièrement discutable – comme le rappelle par ailleurs Réjane Sénac, directrice de recherche au CNRS, évoquant ainsi le fait que cette note de recherche participe à la construction d’une « croisade » contre un « ennemi de la République ».

L’importation de la panique

Ces think tanks organisent une importation des paniques morales conservatrices américaines dans l’espace politique français, afin de contrer le progressisme politique grâce à des présupposés typiques des cercles de réflexion de la droite républicaine nord-américaine. Ce faisant, ils installent une vision conservatrice de la société et la présentation des mouvements de reconnaissance et de justice sociale comme dangereux pour l’équilibre démocratique.

Un reportage de Vice News (en anglais) revient sur l’affaire ayant défrayé le campus d’Evergreen.

Il y a en effet, une exception française à l’importation de la panique « wokiste », qui est calquée sur la situation politique américaine : on parle souvent du cas de l’université Evergreen comme emblème de la prétendue menace « wokiste », ce qui permet d’utiliser un stratagème efficace de peur panique – pour le dire autrement, si cela arrive aux États-Unis (pays pourtant fort différent), cela pourrait arriver en France.

Une fracture politique

Le mot wokisme est, de manière quasiment systématique, utilisé par un spectre politique qui va de la gauche républicaine conservatrice à l’extrême droite, avec des nuances diverses, mais un but qui ne varie jamais : qualifier les mouvements d’émancipation sociale, de lutte pour la reconnaissance des minorités ou de justice climatique de ridicules, inadaptés, voire dangereux pour la République française en tant que régime politique.

Manifestation « Nous toutes » à Toulouse le 25 novembre 2021. Lionel Bonaventure/AFP

En creux se dessine également une fracture qui n’est pas seulement générationnelle, mais politique ; c’est la manière de faire du militantisme et de lutter pour la justice sociale qui se retrouve disqualifiée par celles et ceux qui ont connu d’autres manières de porter ces combats et préfèrent les matérialiser d’abord sur le terrain purement intellectuel et médiatique, comme l’illustre la revue Franc-Tireur.

Cette dichotomie illustre par ailleurs particulièrement bien une chose : si l’on comprend bien qui sont les « anti-wokistes », on ne sait jamais vraiment qui sont les « wokistes », puisque tout le monde peut l’être a priori.

Une forme de gentrification des luttes sociales

De ce point de vue, les « anti-wokistes » ont en fait succombé à une forme de gentrification des luttes sociales, pour reprendre ce concept hérité de la géographie urbaine : tout comme des quartiers populaires se retrouvent mis aux normes des classes sociales plus aisées dans l’espace urbain, les luttes populaires subissent le même sort sur le terrain intellectuel et médiatique, ce qui conduit certaines personnalités à délégitimer les combats « woke » au seul motif que la forme leur déplairait, et qu’elle ne correspondrait pas à leur modèle intellectuel de lutte sociale.

En France, si le « wokisme » excite les passions et stimule autant de discours alarmistes, c’est parce que ces mouvements pour le progrès social auraient pour ambition de détruire le modèle républicain – alors qu’ils ne font pas autre chose que de réclamer, au contraire, l’application de ses principes fondamentaux que sont la liberté, l’égalité et la fraternité. Mais il faut croire que pour certain·e·s, ces principes paraissent plus confortables dans les discours que dans les actes.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,400 academics and researchers from 4,942 institutions.

Register now