Menu Close
Une salle de classe
Si le matériel à disposition a évolué, le plan des classes a très peu varié ces dernières décennies. Shutterstock

L’école au XXIᵉ siècle, espace d’émancipation ou de contrôle ?

Géographe, rattaché à un laboratoire de sciences de l’éducation, Pascal Clerc travaille depuis plus d’une dizaine d’années sur les espaces d’apprentissages. Il s’intéresse notamment à l’organisation des salles de classe mais aussi aux cours de récréation et aux écoles en plein air.

Intitulé Émanciper ou contrôler ? Les élèves et l’école au XXIᵉ siècle, son essai publié ce 28 août 2024 aux éditions Autrement, interroge le fonctionnement des établissements scolaires aujourd’hui, et la manière dont l’institution tend à cloisonner et enfermer plutôt qu’à libérer et à s’ouvrir aux différents horizons et environnements. Extrait.


Comme d’habitude, je suis venu en avance. Passer par la « salle commune », où élèves et enseignants se retrouvent, pour échanger avec les uns et les autres, est presque devenu un rituel. Ce temps d’« observation flottante » est un moment important de ce travail de terrain, de tout travail de terrain, un interstice, presque rien, d’où émerge parfois l’essentiel. Ce sera encore le cas aujourd’hui. Le Lycée de la Nouvelle Chance de Cergy est une structure de raccrochage ô combien précieuse installée dans un établissement scolaire classique. Comme souvent, je travaille sur les espaces d’apprentissages et ce lien, non déterministe, mais qui me semble toujours éclairant, entre les pratiques pédagogiques, les relations humaines, les formes spatiales et les spatialités des acteurs.

À ce moment de la journée, la salle commune est presque vide ; quelques élèves pianotent sur leur smartphone, d’autres discutent tranquillement. L’un me reconnaît, il m’a déjà vu dans sa classe. Il engage la conversation, il est curieux et désire en savoir plus sur l’étrange géographe que je suis à ses yeux. Il s’intéresse à mon objet de recherche. Une question le préoccupe : pourquoi dans un monde où tout change – les voitures, les téléphones, les ordinateurs… – les établissements scolaires et les salles de classe restent comme par le passé ?

Il faudrait certes nuancer, prendre en compte les évolutions techniques et le vernis des temps nouveaux, mais globalement sa question repose sur un constat qui se tient. Les établissements d’aujourd’hui conservent la structure de ceux de la fin du XIXe siècle autour du système-classe. La forme scolaire continue à les organiser comme des espaces hétérotopiques de séparation et de transmission. Cette question du changement ou de la permanence est d’autant plus pertinente que des tensions fortes apparaissent entre la forme scolaire et un contexte éducatif en transformation profonde.

Ce modèle a répondu à des attentes politiques et pédagogiques mais les finalités de l’enseignement ont été largement bouleversées et dans un monde aux mutations rapides, de nouvelles compétences sont à acquérir pour les élèves « au-delà du contenu académique traditionnel », comme l’écrit l’Unesco. En outre, la révolution numérique en cours impose de repenser des « lieux » du savoir devenus pluriels et multi-localisés ainsi que des modalités d’acquisition qui ne peuvent plus passer par le seul truchement de l’enseignant.


Read more: La classe : une forme scolaire dépassée ?


L’élève curieux a mis le doigt sur un enjeu crucial qui concerne la plupart des systèmes éducatifs : l’école de la forme scolaire, progressivement élaborée à partir du XVIe siècle et structurée spatialement par de multiples formes de séparation, résiste aux mutations du monde alors même que les enjeux éducatifs ont été considérablement renouvelés. Pourquoi ?

À la manière d’une citadelle assiégée, cette école renforce peut-être même ce qui a fait sa spécificité. Les dispositifs de délimitation et de contrôle se durcissent et, combinés à des logiques assimilationnistes, participent d’un projet encore accentué de séparation d’avec le monde commun. Un projet largement illusoire puisque, dans le même temps, les technologies numériques ouvrent les écoles à tous les vents ; technologies numériques qui sont aussi de puissants moyens de contrôle. Et cette discordance apporte peut-être une piste d’explication.

Les écoles sont à l’image de nos peurs et de nos réactions au changement ; l’ouverture génère du repli, les circulations produisent des barrières, les métissages une quête de différenciation et d’identités singulières. L’école apparaît comme une figure métonymique de la mondialisation, ce processus aux logiques d’apparence contradictoire qui combine mise en réseau et circulations sur l’ensemble de la planète avec des résurgences identitaires et un renforcement des frontières.

Un élève avec un ordinateur
Les technologies numériques ouvrent l’école à tous les vents mais sont aussi des instruments de contrôle. Shutterstock

Au-delà des peurs qui font l’école forteresse, j’ai d’autres pistes explicatives pour l’élève curieux. La force de l’habitude et le fait que nous n’ayons jamais connu autre chose ont contribué à naturaliser la forme scolaire, et l’enseignement, comme unique moyen d’instruire et d’éduquer. Par paresse et conformité intellectuelle, nous avons une difficulté collective à imaginer que la relation pédagogique puisse – à grande échelle – s’organiser autrement et dans d’autres espaces.

On peut aussi mettre en avant des processus d’inertie spatiale. Nous avons en France un parc de bâtiments scolaires parfois anciens mais solidement bâtis (pour les plus anciens justement) qu’il serait dommage de détruire mais qui sont difficilement adaptables à une relation pédagogique fondée sur l’apprentissage. L’organisation actuelle des établissements scolaires avec ses alignements et empilements de salles de classe devrait être largement revue pour créer des espaces pluriels adaptés aux différentes modalités de l’apprentissage : travail individuel, travail de groupe, débats, conférences, expériences…

Enfin, et ce n’est pas rien, des changements importants imposeraient de repenser le métier d’enseignant, plus encore de le réinventer autour de l’accompagnement d’apprentissages au sein desquels la transmission ne serait plus qu’une des facettes du métier. Et les résistances à cette évolution sont fortes, comme si elles étaient susceptibles de délégitimer une profession construite autour de la maîtrise de savoirs.


Read more: Une école en « transition numérique », vraiment ?


Pourtant cette autre manière de concevoir la fonction enseignante avec une relation pédagogique fondée sur les apprentissages existe déjà et depuis longtemps. Depuis des pédagogues comme Pestalozzi, Freinet ou Decroly jusqu’aux penseurs contemporains de l’éducation, en passant par tous ceux et celles qui, au quotidien et dans leur classe, réinventent sans cesse les pratiques pédagogiques, la forme scolaire est battue en brèche en permanence, et ça marche. Pourquoi alors se recroqueviller sur la transmission, sur la méthode simultanée, sur des groupes-classes qui dans des salles de classe et pendant des heures de classe écoutent, ou pas, un enseignant faire classe ? Pourquoi revenir sans cesse sur les « fondamentaux », les évaluations/notations, l’uniforme à l’école, la sanctuarisation… ? Parce que tout cela relève d’une pédagogie du contrôle, parce qu’un élève doit être surveillé, parce que l’autonomie et l’émancipation sont en réalité des projets qui font peur. […]

Avec la résistance de la forme scolaire et des barrières réelles ou symboliques qui ferment les écoles, se joue alors une autre résistance, politique, vis-à-vis d’une éducation qui serait réellement émancipatrice. La forme scolaire est politique, comme un modèle qui en serait l’antithèse d’ailleurs et qui serait aussi, selon d’autres modalités, étroitement lié aux formes matérielles et spatiales des établissements scolaires. Parce que l’espace, production sociale, est politique ; et toujours, explicitement ou non, relié à un projet de société.

Tout fait sens avec les spatialités de la forme scolaire : les difficultés du franchissement, les logiques séparatives, la relation paradoxale avec les entours de l’école, la peur du dehors, la production de frontières dures, l’incapacité à penser les réseaux. Les résistances aux changements sont celles d’une société qui instrumentalise l’école comme moyen de contrôler les individus. Nous en faisons le lieu de la reproduction sociale en dépit des discours permanents sur la lutte contre les inégalités, le lieu de production de futurs adultes « conformes » au sein d’une institution normalisatrice qui accepte mal la diversité dans le collectif et l’autonomie de chacun.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 189,900 academics and researchers from 5,044 institutions.

Register now