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Stetind, la montagne nationale de Norvège. Frode Jenssen/flickr, CC BY-NC-ND

L’écosophie, qu’est-ce que c’est ?

L’écosophie ou deep ecology est, dans une large mesure, l’œuvre d’un seul homme : Arne Naess (1912-2009). Figure philosophique majeure en Norvège, Arne Naess est l’auteur d’une œuvre volumineuse qui lui aura valu une reconnaissance internationale et un certain nombre de distinctions honorifiques en tant qu’intellectuel, pacifiste, résistant de la Seconde Guerre mondiale et militant de la cause écologique. L’élaboration de la deep ecology constitue la dernière étape d’une longue vie de labeur, au cours de laquelle le philosophe se sera consacré successivement à l’empirisme sémantique, à la philosophie des sciences, à la logique et à la philosophie de la communication, à l’étude de la doctrine des sceptiques grecs, de la pensée de Baruch Spinoza, de Gandhi.

La deep ecology désigne principalement deux choses sous la plume d’Arne Naess : une philosophie de l’environnement, et un mouvement sociopolitique qui détermine les lignes directrices d’un engagement des citoyens en faveur de l’environnement.

Un monde sans division

À l’origine, prétend Arne Naess, rien n’existe si ce n’est un champ relationnel. Nous avons l’habitude d’introduire des distinctions, de découper le tissu de l’expérience, en isolant ici un « objet », là-bas un « sujet », ici quelque chose qui « vit », là-bas quelque chose qui est « inerte », etc. On admettra aussi qu’il peut y avoir des relations entre un « sujet » et un « objet », entre un « sujet » et un autre « sujet », entre l’« inerte » et le « vivant », mais l’on dira que la relation n’est pas très importante, qu’elle est accidentelle, contingente, parce que ce qui existe réellement existe toujours de manière séparée.

À l’inverse, Arne Naess défend l’idée que rien n’existe de manière séparée, qu’une chose n’existe qu’en vertu des relations qu’elle soutient avec le milieu dans lequel elle est plongée. Il existe un seul monde, sans division, parcouru de bout en bout de relations, peuplé de termes relatifs les uns aux autres, de telle sorte que toutes les distinctions que l’on introduit après coup constituent des falsifications de l’expérience telle qu’elle est donnée.

La mer est grise… vraiment ? CelloPics/flickr, CC BY

Arne Naess donne un exemple éclairant pour montrer qu’il n’y a pas de différence entre ce que le monde est et la façon dont nous en faisons l’expérience (Naess, 2012). Si nous contemplons la mer par un jour de mauvais temps et que nous nous disons à nous-mêmes : « la mer est grise ». L’on dira que, en l’occurrence, considérée en elle-même, la mer n’est pas grise : elle n’est ni grise, ni verte, ni bleue, parce qu’elle n’a pas de couleur du tout. Ce que nous appelons une « couleur » n’existe pas dans la nature. Tout ce qui existe et que nous prenons pour des couleurs ne sont que des ondes électromagnétiques transversales qui, lorsqu’elles frappent un oeil humain, ébranlent des fibres nerveuses à l’intérieur de l’oeil et finissent par être enregistrées par le cerveau comme sensation de telle ou telle couleur.

L’on dira encore qu’il faut bien distinguer entre ce que les choses sont en elles-mêmes (les qualités premières des choses), et ce dont un sujet fait l’expérience à leur contact comme étant leur couleur, leur chaleur, leur odeur, etc. (qualités secondes), lesquelles n’existent pas vraiment puisqu’elles dépendent de notre appareil de perception. Arne Naess considère que c’est exactement le contraire qui est vrai : les qualités premières des choses (leur forme, leur grandeur, tout ce qui est susceptible d’être mathématisé) sont de pures constructions intellectuelles, tandis que les qualités secondes, elles, existent véritablement.

Tout est relation

andres musta/flickr, CC BY

La géométrie du monde n’est pas dans le monde, mais les qualités sensibles sont réelles, précisément parce que ce sont des propriétés relationnelles, qui émergent de la rencontre entre un sujet et un objet. Arne Naess va également s’efforcer de montrer que l’on peut dire la même chose des jugements de valeur que l’on prononce au sujet des choses. Les valeurs sont réelles parce qu’elles ne sont pas indépendantes de l’objet qui est évalué, il s’agit là aussi d’une propriété relationnelle. Tout ce qui est de l’ordre de la relation ou du processus détermine en tant que tel une position d’existence.

Quel est le bénéfice de ce genre de spéculation pour l’élaboration concrète d’une philosophie de l’environnement ? Si l’on parvient à montrer qu’il n’y a pas de rupture entre la manière dont nous expérimentons le monde et ce qu’il est véritablement, alors toute atteinte portée contre le monde constitue une atteinte portée contre soi-même. Détruire la nature, c’est appauvrir l’expérience que nous faisons du monde, c’est déchirer le tissu même de l’expérience : moins il y a de choses dont nous pouvons faire l’expérience dans leur diversité et dans la multiplicité des qualités qui sont les leurs, et plus notre propre vie se rabougrit, se recroqueville comme un escargot dans sa coquille, parce qu’il n’y a plus de dehors.

L’idée d’Arne Naess est de lier la protection de la nature, dans la diversité de ses composantes, à l’accomplissement de soi, à ce qu’il appelle la réalisation de Soi. Les êtres humains sont d’autant plus tout ce qu’ils peuvent être que la nature s’épanouit dans la richesse inépuisable de ses composantes. Il faut élargir le champ relationnel d’expériences, faire en sorte que les relations se multiplient, qu’elles se croisent, se prolongent, s’interpénètrent, ce qui implique de porter la nature à son plus haut degré d’épanouissement. Moyennant quoi cette position métaphysique permet effectivement de déterminer un programme écologique.

Retrouvez ce texte dans son intégralité en consultant l’ouvrage collectif « Guide des humanités environnementales » (édité par Aurélie Choné, Isabelle Hajek et Philippe Hamman, Presses universitaires du Septentrion, 640 p., 40 €), 2015.

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