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L’éducation pas si sentimentale des vahinés

Les étudiantes polynésiennes ont largement rattrapé l'écart avec les hommes dans les études supérieures. Ici à l'UPF en 2017. Communication UPF/Flickr, CC BY-SA

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la Science 2017, qui se tient du 7 au 15 octobre, et dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


Interviewé par le journaliste Walles Kotra, depuis 2016 directeur du réseau Outre-Mer 1re et France Ô, l’ancien président calédonien Jacques Lafleur expliquait comment il devait se rendre de Paris à Nouméa lorsqu’il était enfant, dans les années 40 :

« Il fallait aller jusqu’en Amérique. Traverser l’Amérique avec plusieurs escales et aller jusqu’à Hawaii. De Hawaii, il fallait se poser sur un atoll, Kanton Island. Ensuite il fallait rejoindre Nandi aux îles Fidji. De Nandi, il fallait aller à Suva en voiture, sept heures, et ensuite, aller de Suva à Nouméa en hydravion avec les vieux appareils à quatre moteurs qui se posaient dans la grande rade de Nouméa. »

À l’époque, les conditions de voyage des Polynésiens ne valaient sans doute guère mieux. Ainsi, les jeunes désireux de se former après leur baccalauréat devaient s’expatrier, pour des durées parfois longues et avec les coûts induits que l’on imagine, tant monétaires que psychologiques. Coûts linguistiques, aussi, si l’on voulait éviter d’aller jusqu’en métropole, et donc devoir traverser toute la planète.

Les choses se sont bien entendu arrangées depuis, le trajet Paris-Nouméa se faisant en 2017 avec seulement une escale en 24 heures environ, mais ces deux territoires de la République demeurent très éloignés de l’Hexagone et les progrès de l’aéronautique n’y font rien. Impossible de rentrer à la maison pour le week-end ou de courtes vacances. La mise en place de centres universitaires locaux a donc considérablement amélioré les perspectives de formation des Calédoniens et des Polynésiens. C’est à ces derniers que je vais ici m’intéresser.

Une population polynésienne de plus en plus qualifiée

J’utilise les données des six derniers recensements de la population, qui couvrent près de 30 ans. Sur cette période, il s’agit d’étudier les diplômes de la population en âge de travailler (PAT), c’est-à-dire les 15-64 ans.

On observe qu’alors que plus de la moitié (51,7 %) de la PAT était totalement dépourvue de diplôme en 1983, ce n’est, en 2012 plus que le cas de 28,5 %. Si l’on agrège les non diplômés avec les seuls titulaires d’un certificat d’étude primaire ou d’un brevet des collèges, l’ensemble représentait en 1983 plus de 80 % de la PAT, contre environ 50 % en 2012.

En proportion, les bacheliers ont été multipliés par quatre (passant de 3,9 % à 15,8 % de la PAT), tandis que les diplômés du supérieur ont triplé (passant de 4,4 % à 12,6 %).

Répartition de la population en âge de travailler (PAT) par diplôme. Florent Venayre/données recensements ISPF, Author provided

Le bilan éducatif est d’ores et déjà extrêmement positif, même si l’on conçoit aisément que des marges de progrès existent encore. Cependant, pour informatives qu’elles soient, ces statistiques globales masquent un phénomène aussi fort qu’intéressant : cette augmentation marquée du niveau d’étude ne concerne pas identiquement les femmes et les hommes…

Une situation actuelle favorable aux femmes

Séparons donc les femmes et les hommes, en raisonnant soit sur la PAT féminine, soit sur la PAT masculine. Une photo instantanée du niveau d’étude lors du dernier recensement est assez explicite : alors qu’un tiers des Polynésiens en âge de travailler sont sans diplôme, pour mesdames, c’est moins du quart. En revanche, si un tiers des femmes ont au moins un bac, seul un quart de ces messieurs peuvent s’en targuer.

Répartition des PAT féminine et masculine en fonction du diplôme (2012), données recensement ISPF. Florent Venayre

Comment est-on arrivé à cette situation ? Particulièrement, si la vahine (femme en tahitien) est maintenant plus souvent titulaire d’un diplôme du supérieur que son tane (homme), comment ces proportions ont-elles évolué dans le temps ?

Les Polynésiennes saisissent leur chance

Ainsi, en 1983, 3,7 % des femmes en âge de travailler sont diplômées du supérieur. C’est 5 % pour les hommes. Proportionnellement, il y a donc un tiers de plus (34 %) d’hommes diplômés que de femmes. Pour arriver à la situation vue en 2012, il faut bien que la chute soit saisissante…

Écart hommes/femmes des proportions de diplômés du supérieur dans les PAT, données issues des recensements de la population, ISPF. Florent Venayre, Author provided

L’écart en faveur des hommes de 1983 ne va en effet cesser de se réduire, pour s’annuler en 2002 où environ 10 % des représentants de chaque sexe sont diplômés. Depuis, les Polynésiennes prennent l’avantage.

L’ouverture d’une université à Tahiti en 1987, l’Université de Polynésie française (UPF) aurait-elle plus bénéficié aux femmes qu’aux hommes ? Le fait que l’écart observé en faveur des hommes en 1983 soit stable en 1988 pourrait le suggérer plus encore, puisqu’aucun Polynésien n’avait pu obtenir de diplôme localement à l’époque.

L’Université de la Polynésie française a été fondée en 1987. F. Venayre, Author provided, CC BY

Les diplômes sont globalement prisés en Polynésie française, à la fois pour des raisons liées à l’histoire de la mission et de la colonisation mais aussi car ils permettent de passer les concours de la fonction publique dans laquelle les salaires sont majorés. Si les Polynésiennes sont pour leur part de plus en plus désireuses de s’insérer sur le marché du travail, les incitant à rechercher plus de diplômes, c’est sans doute en raison de l’évolution du mode de cohabitation. Les Polynésiens résident en effet dans des ménages de moins en moins grands. Peut-être également que l’expatriation pour les études, qui était nécessaire avant l’ouverture d’une université locale, leur était défavorable, les parents rechignant à laisser leurs jeunes filles partir au loin.

Durée des études

Distinguons maintenant études longues et courtes.

On peut noter que les femmes étaient en 1988 autant diplômées que les hommes dans les études courtes. Mais depuis 2012, l’écart s’est creusé en leur faveur. Et, du côté des études longues, elles sont à l’heure actuelle aussi diplômées que les hommes, ce qui signifie qu’elles sont parvenues à résorber le retard qu’elles avaient.

Les données des recensements de la population ne permettent pas d’avoir d’information quant aux filières choisies, de même que celles internes à l’UPF sont insuffisamment nombreuses pour être utilisables au plan statistique. Mais, majoritairement, quel que soit le sexe, les études courtes mènent plutôt à des professions intermédiaires (47 % des actifs occupés) qu’à des postes d’encadrement (16 %). Tandis que 53 % des diplômés longs qui travaillent accèdent à des postes de cadres, contre 28 % pour les professions intermédiaires.

Il sera très intéressant de regarder, lors du prochain recensement, comment ces données vont évoluer. Une réflexion reste également à mener sur les débouchés réels pour les femmes polynésiennes et leur insertion sur le marché du travail en fonction de leurs diplômes.

Évolution des diplômés du supérieur par cycles et par sexe, données issues des recensements de la population, ISPF. Florent Venayre, Author provided

Si Frédéric Moreau, le personnage de Gustave Flaubert, brûle peu à peu ses illusions à mesure que se réalise son éducation sentimentale, ce ne devrait pas être le cas de la vahine moderne.

Loin des clichés des danseuses envoûtantes et des redoutables concurrentes aux élections de miss, la femme polynésienne pourrait bien durablement supplanter son tane dans la sphère intellectuelle, si celui-ci n’y prenait garde.

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