La campagne du second tour des élections législatives a mis aux prises deux programmes antagonistes – celui de la majorité présidentielle et celui d’une gauche rassemblée autour de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) – qui correspondent à deux visions radicalement différentes de la société et de la position de la France dans le monde.
Mais les résultats ont aussi désigné très clairement et confirmé le poids d’une troisième force plus discrète cette semaine : le RN qui obtient désormais un groupe parlementaire, événement historique depuis 1986, avec 89 députés élus. L’espoir d’une majorité absolue comme en 2017 pour « Ensemble » dans la logique institutionnelle qui a dominé la Ve République, est désormais enterré. Celui d’une cohabitation classique aussi.
Or la majorité relative qui se dessine, un « impensé » pour les macronistes, va impulser de nouvelles stratégies d’alliances notamment entre la coalition présidentielle et Les Républicains (64 sièges). Avec un risque de paralysie évident.
La campagne de l’entre-deux-tours a ainsi été marquée par une incertitude inédite depuis les législatives de 1997, issue de la dissolution décidée par le président Chirac.
Ces résultats constituent aussi un revers pour les deux forces politiques qui ont dominé le débat public lors de ce scrutin : la coalition macroniste enregistre un recul de près de 100 sièges et se situe très loin de la majorité absolue ; la Nupes peine à amplifier la dynamique qui avait été la sienne au premier tour et n’atteint pas la barre symbolique des 150 sièges.
En revanche, le parti LR, très discret tout au long de la campagne, sauve 64 sièges grâce à l’implantation de ses élus locaux. Il est toutefois distancé par le RN qui est le seul vrai vainqueur du scrutin. La nouvelle Assemblée nationale est constituée de quatre blocs inégaux, le premier d’entre eux étant bien la coalition majoritaire qui détient une majorité relative.
Une histoire de compromis ancienne
La situation institutionnelle provoquée par ces résultats n’est pas totalement inédite. Une fois déjà, dans l’histoire de la Ve République, les élections législatives ont abouti à l’émergence d’une majorité relative. C’était en 1988. Réélu président de la République après deux années de cohabitation qui lui avaient permis d’endosser un rôle d’arbitre, au-dessus de la mêlée politique, François Mitterrand avait fait le choix de dissoudre l’Assemblée nationale élue en 1986 et dominée par les deux principaux partis de droite (RPR et UDF).
Il espérait ainsi obtenir une majorité à l’appui de la politique d’« ouverture » au centre qu’il avait prônée au cours de sa campagne électorale et que son nouveau Premier ministre, Michel Rocard, devait incarner. Il ne souhaitait donc ni revenir à l’union de la gauche entre socialistes et communistes, qui constituait le socle du gouvernement « du changement » conduit par Pierre Mauroy entre 1981 et 1984), ni s’appuyer, comme entre 1984 et 1986, sur une majorité constituée par le seul Parti socialiste.
« Il n’est pas bon qu’un Parti gouverne seul » avait-il même déclaré lors de la campagne des législatives de 1988, lors de la rituelle ascension de la roche de Solutré organisée comme chaque année lors du week-end de la Pentecôte.
Il espérait sans doute obtenir le ralliement d’une partie des centristes que rebutaient les positions jugées alors trop droitières de Jacques Chirac et de son parti le RPR. Le résultat des élections de juin 1988 semblait créer le contexte de cette reconfiguration politique. Avec 275 sièges à l’Assemblée, le PS échouait – à quatorze sièges près – à obtenir la majorité absolue. Mais il s’affirmait clairement comme le premier parti de France.
Il lui revenait clairement de structurer une majorité, en appui au président et à son gouvernement. La création d’un groupe centriste autonome – l’Union du centre –, distinct de celui de l’UDF, tout comme la bienveillance affichée par Raymond Barre à l’égard du président réélu et de son premier ministre, pouvait laisser penser qu’une coalition socialo-centriste permettrait de dégager une majorité absolue dans cette Assemblée. Il n’en fut pourtant rien.
Un gouvernement difficile
Les gouvernements conduits par Michel Rocard (1988-1991) puis par Édith Cresson (1991-1992) et Pierre Beregovoy (1992-1993) durent réunir des majorités pour faire adopter chaque texte de loi, tantôt avec les communistes, tantôt avec les centristes et les non-inscrits.
Le recours à l’article 49.3 de la Constitution permit aussi de sortir de certaines situations de blocage, puisqu’il permet au Premier ministre de faire adopter un projet de loi sans vote, à condition que les oppositions de droite et de gauche ne se rejoignent pas pour voter une motion de censure.
L’article 49.3 fut utilisé à 39 reprises pendant cette législature. En cinq ans, seul le budget 1989 a été adopté sans recourir à cet article. La procédure n’est pas sans risque. À deux reprises, le gouvernement a failli être renversé par une motion de censure. En 1990, il a manqué cinq voix pour que Michel Rocard soit renversé lorsqu’il a mobilisé l’article 49.3 pour faire adopter la Contribution sociale généralisée (CSG). En 1992, le gouvernement de Pierre Bérégovoy a été confronté à une motion de censure sur la question de réforme de la Politique agricole commune, qui a failli être adoptée à trois voix près.
Gouverner avec une majorité relative
Gouverner avec une majorité relative n’est donc pas impossible. La législature ouverte en 1988 en apporte l’exemple. Elle fut marquée par une certaine stabilité ministérielle et par la mise en œuvre d’importantes réformes (RMI, CSG, éducation…) dans un contexte international en pleine mutation (effondrement du bloc communiste, signature du traité de Maastricht, première guerre du Golfe).
La gestion d’une majorité relative suppose toutefois, de la part de l’exécutif, un art consommé de la négociation parlementaire et un sens du compromis, dont surent faire preuve aussi bien le ministre des Relations avec le Parlement, un poste-clef dans ce contexte (occupé alors par Jean Poperen), que le conseiller parlementaire du Premier ministre, le constitutionnaliste Guy Carcassonne.
Elle conduit forcément à des renoncements et à demi-mesures qui furent assez nettement sanctionnés par les électeurs. Lors des législatives de 1993, le PS perdit sa majorité relative et obtint même le pire résultat de son histoire… jusqu’en 2017 !
Une nécessaire culture du compromis
Ce précédent historique peut éclairer la situation politique présente. Comme son lointain prédécesseur, le président peut difficilement espérer le ralliement d’un des groupes d’opposition pour constituer une majorité stable. Les partis de gauche sortent renforcés d’un scrutin dans lequel leurs électeurs ont montré leur attachement à une dynamique unitaire, clairement située dans l’opposition : il n’est donc pas dans leur intérêt de rejoindre le pouvoir. Les députés RN, qui sont susceptibles de constituer le premier groupe parlementaire d’opposition à l’Assemblée nationale, se situent dans une opposition frontale à un exécutif qui, depuis 2017, s’est construit en désignant l’extrême droite comme son adversaire principal. Aucun ralliement n’est donc à attendre de ce côté.
Quant à certains parlementaires LR qui, comme les centristes de 1988, pourraient être tentés de s’allier à une majorité dont ils ne sont séparés par aucun antagonisme fondamental, ils risquent fort de privilégier la logique de reconstruction d’une droite de gouvernement, dans la perspective de l’anti-macronisme. De son côté, le président n’incarne pas naturellement cette « culture du compromis » nécessaire dans un tel contexte, comme le souligne l’historien Christian Delporte. Et il ne dispose pas des mêmes atouts que ses prédécesseurs. En effet, depuis la réforme constitutionnelle de 2008, le recours à l’article 49.3, critiqué comme le rappelle le chercheur Francesco Natoli, est très strictement limité. Ainsi, écrit Natoli, « hormis les projets de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale, ce dispositif ne peut être mis en œuvre que sur un seul texte au cours d’une même session parlementaire ».
Un système démocratique de plus en plus fragile
Emmanuel Macron se trouve toutefois confronté à une situation plus délicate que François Mitterrand. Il doit faire face à des oppositions radicalisées, à gauche (avec la Nupes) comme à droite (avec le RN), qui n’ont aucun intérêt à ce qu’il mette en œuvre son projet. Sa majorité est surtout bien plus relative que celle de son lointain prédécesseur. Il lui manque en effet plus de 50 sièges pour obtenir une majorité absolue dans une Assemblée nationale dont on pourrait penser qu’elle a été élue au scrutin proportionnel, tant elle reproduit la tripolarisation de la vie politique à l’œuvre depuis le premier tour de la présidentielle de 2022. La majorité macroniste se retrouve ainsi dans une position inconfortable – celle d’un centre soumis à la double pression d’une gauche et d’une droite chacune dominée par son aile la plus radicale (LFI et le RN).
La cohérence politique de cette majorité est aussi plus fragile que celle du PS de la fin des années 1980. Le parti présidentiel, désormais nommé « Renaissance », n’a pas la même implantation territoriale que le PS d’il y a trente ans, aussi bien termes de militants que de cadres et d’élus locaux. Et il doit compter sur des alliés – le MoDem de François Bayrou et Horizons d’Edouard Philippe – beaucoup plus jaloux de leur autonomie et de leur influence que ne l’étaient le Mouvement des radicaux de gauche ou Génération Écologie de Brice Lalonde.
Enfin, cette majorité relative intervient alors même que le système démocratique français est beaucoup plus fragile qu’il y a quarante ans et suscite une réelle défiance auprès d’une partie croissante de la population.
La légitimité des élus et des institutions est affaiblie par la montée de l’abstention (30 % aux législatives de 1988, 52 % à celles de 2022). L’effondrement successif des partis qui avaient structuré la vie politique française dans la seconde moitié du XXe siècle (le communisme, le gaullisme, le socialisme…) a laissé la place à un paysage politique fragmenté et changeant.
La montée de l’extrême droite (14,5 % aux présidentielles de 1988, plus de 30 % si l’on additionne les électeurs de Le Pen et Zemmour en 2022) est également l’un des symptômes de l’essor des populismes et de la crise que connaissent aujourd’hui les partis de gouvernement. Il ne faudrait pas qu’à ces problèmes multiples s’ajoute une crise du parlementarisme et des institutions démocratiques que pourrait engendrer le résultat d’un scrutin qui semble ressusciter le spectre de la IVᵉ République.