Vendredi 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis est revenue sur l’arrêt Roe vs Wade, qui reconnaissait depuis 1973 le droit à l’avortement aux États-Unis.
Au cœur des débats se trouve notamment la question du statut de l’embryon et du fœtus.
L’occasion de faire le point sur le statut qui leur est attribué tant dans les débats bioéthiques que par le législateur dans notre pays.
Distinguer les « personnes » et les « choses »
De nombreux aspects du droit français découlent du droit romain. C’est notamment à ce dernier que nous devons l’existence de deux statuts juridiques : celui des personnes et celui des choses. Pour le droit romain, les êtres habitant le monde sublunaire se divisent en ces deux catégories. Les choses ont généralement un propriétaire, elles peuvent être achetées et vendues, utilisées ou détruites par celui qui les possède. Ce n’est pas le cas des personnes qui, de plus, sont des sujets de droit. Les êtres humains adultes sont des exemples paradigmatiques de personnes.
La question du statut juridique de certains êtres est parfois plus sujette à controverse. C’est par exemple le cas des animaux : un tribunal argentin à récemment attribué à une femelle orang-outang vivant au zoo un statut de « personne non humaine ». Mais les êtres vivants ne sont pas les seuls concernés, puisqu’en 2017, la Nouvelle-Zélande a accordé le statut de personne au fleuve Whanganui, lui assurant ainsi protection et droits. Quelques jours plus tard, l’Inde faisait de même avec le Gange et la Yamuna.
Sur le plan de l’éthique, la notion de statut moral joue un rôle analogue à celle de statut juridique pour le droit. Avoir un statut moral, c’est posséder une valeur qui compte moralement et qui est la source de devoirs moraux.
Traditionnellement, c’est le statut de personne qui est considéré comme le statut moral le plus élevé : les personnes possèdent une dignité particulière, est-il souvent précisé. Pourquoi cela ? Parce que la personne est un être doué de raison répète-t-on depuis Boèce (Vème siècle). On retrouve cette affirmation chez les philosophes qui ont marqué la pensée morale occidentale, de Thomas d’Aquin, l’inspirateur de la tradition catholique à Emmanuel Kant, le philosophe le plus cité dans la pensée moderne et contemporaine, en passant par John Locke, l’un des pères du libéralisme politique. Kant précise que la personne est
« un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les [êtres] dépourvus de raison, dont on peut disposer à sa guise. » Anthropologie du point de vue pragmatique (1984), p. 17
Dans cette conception, il apparaît immédiatement que l’embryon n’est pas une personne, car on ne saurait dire qu’il est doué de raison. Cependant, « être doué de raison » est une expression un peu vague, et il est nécessaire de préciser quelles sont les capacités rationnelles qui comptent.
La question du statut moral
Pendant longtemps en Occident, le critère déterminant a été le moment de l’animation, c’est-à-dire l’instant où on imaginait que l’âme entrait dans le corps humain. Ces débats ne datent pas d’hier : pour Basile de Césarée, l’âme pénétrait dans le corps à la conception. Thomas d’Aquin considérait quant à lui que cela se produisait entre le 40e et le 80e jour de la gestation, tandis que selon Augustin d’Hippone, c’était à la première respiration.
Bien plus tard, Kant, considérant que la capacité pertinente est la conscience de soi, estimera que l’enfant devient une personne vers l’âge de 2 ans, lorsqu’il ne parle plus de lui à la 3e personne, mais dit « je ». Plus proche de nous, le bioéthicien contemporain Tristram Engelhardt, estime que ce qui compte, c’est la possibilité de blâmer ou de louer et d’être l’objet de louange ou de blâme. Bref, d’avoir une conscience morale. Il s’agit là de capacités que ni un embryon ni un fœtus ne possèdent et ne sauraient posséder.
Certes, pour les philosophes, ne pas être une personne n’implique pas que l’on soit une chose, car l’éthique n’est pas tenue à adopter la dichotomie du droit. Mais il s’ensuit que l’embryon et le fœtus ne bénéficient pas de la protection et des droits moraux des personnes. Donc, quand leurs intérêts entrent en conflit avec ceux des personnes, ils ne sauraient prévaloir. C’est ainsi qu’il est possible de justifier moralement l’avortement et les recherches sur les embryons, même si elles se terminent par leur destruction.
Cependant, en tant qu’ils sont de véritables intérêts, les intérêts de l’embryon méritent considération et une certaine protection – contrairement à ce que disait Kant, il existe de bonnes raisons de penser que les embryons ne sont pas des choses « dont on peut disposer à sa guise ».
L’embryon, une personne potentielle
Parmi les bonnes raisons de s’opposer à Kant, il y a le fait qu’embryons et fœtus sont des personnes potentielles. Une personne potentielle est un être qui deviendra une personne, lorsqu’il aura acquis les capacités constitutives de la personne. Dans son état actuel, une personne potentielle n’est donc pas une personne, tout comme un président potentiel de la France – un candidat à l’élection présidentielle – n’est pas président de la France.
Le Comité consultatif national d’Éthique (CCNE) a soutenu cette position sur la base d’une argumentation de type juridique : comme l’enfant devient une personne à la naissance, avant cet événement, il est un être qui deviendra une personne mais n’en est pas encore une, bref, il est une personne potentielle. Sur le plan philosophique, le même raisonnement est valide, sauf qu’il n’existe pas de consensus sur un critère qui serait la naissance.
Quand l’embryon devient-il un individu ?
Cette indétermination fait que, dans une pratique qui veut s’inspirer de positions philosophiques, on opte souvent pour une solution restrictive : il faut que des intérêts humains importants soient en jeu pour qu’on permette la destruction d’un fœtus (l’avortement) ou l’instrumentalisation des embryons (la recherche). En outre, on place une limite temporelle précoce, afin d’éviter de porter préjudice à un être humain qui, avec son développement, va ressembler de plus en plus à une personne.
Ainsi l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est limitée à 14 semaines de grossesse (l’interruption médicale de grossesse, ou IMG, est possible plus longtemps, mais il y faut des raisons plus graves) et la recherche sur l’embryon est bornée dans certains pays au 14e jour. Cette limite de 14 jours a été introduite en France par la loi de bioéthique 2021 (article L. 2151-5 :IV du code de la Santé publique).
Cette dernière limite est intéressante. En effet, elle marque la fin de la totipotentialité de l’embryon (durant les premières divisions de l’œuf, les cellules peuvent se transformer en n’importe quel type cellulaire, pour donner un organisme entier ; cette capacité disparaît rapidement) ainsi que l’apparition de la ligne primitive, qui définit le plan de symétrie bilatérale de l’embryon. Avant ces deux événements, si on coupe un embryon en deux, il se divise pour donner des jumeaux bien vivants. Après, il meurt. Leur survenue marque fait donc d’une collection de cellules un véritable individu.
Être un véritable individu, ce n’est pas encore être une personne. Cependant, on ne saurait être une personne sans être un individu, puisqu’une personne est un individu doué de raison.
L’argument de la rationalité
Il reste à se demander pourquoi certains courants – en France et en Europe, il s’agit surtout du catholicisme – considèrent que l’embryon est une personne dès la fécondation. Basile de Césarée l’avait affirmé, mais il se référait à l’entrée de l’âme dans le corps, un événement inobservable même pour ceux qui croient à sa réalité. Qu’en est-il si on adopte le critère de l’apparition de la rationalité ?
L’argumentation présentée jusqu’ici milite fortement contre cette affirmation. Ses partisans font toutefois remarquer qu’un être peut posséder la raison sans qu’on s’en aperçoive, car il n’a pas les moyens de la manifester. Selon eux, ce serait la condition des embryons humains. En effet, ils possèdent déjà tout ce qu’il faut pour être une personne – leur génome humain est constitué – et il suffit d’attendre pour que ce qui est là, à l’état latent, se réveille. Lorsque je dors, je continue d’être une personne.
Cet argument a une certaine solidité apparente, même si on a de bonnes raisons de penser qu’il met dans le génome de l’embryon bien des choses qui n’y sont pas (encore). Il s’appuie néanmoins sur une conception qui fait de toute potentialité une capacité, bref, qui confond les deux notions.
Un gland est un chêne potentiel, mais il ne possède pas en tant que gland les capacités que possède un chêne ; il ne deviendra un chêne que s’il est planté et arrosé. De manière plus frappante, quoique moins pertinente : le sable est du verre potentiel, mais il n’a pas du tout les mêmes propriétés ; notamment, le sable n’est pas fragile, il n’a pas la capacité de se briser lorsqu’il est heurté. Il n’acquiert cette capacité que s’il est chauffé. De la même manière, un embryon humain ne possède pas les capacités que possède une personne : il n’est pas encore doué de raison. Il est certes une personne potentielle, mais il n’est pas une personne.
Pour en savoir plus :
Jouannet P., Baertschi B., Guérin J.-F. (2019), « Recherches sur l’embryon : dérive ou nécessité ? », éditions Inserm/Le Muscadier, coll. « Choc santé »