Quand les destins sociaux sont étroitement liés aux diplômes, la compétition s’accroit aux portes des filières les plus prisées, la pression scolaire se répercute dans les familles et les inégalités entre les jeunes se creusent. Ne faudrait-il pas alors repenser notre vision du mérite, monopolisée aujourd’hui par l’école ?
Peu de politiques sont aussi consensuelles que les politiques éducatives menées en France ces dernières décennies : même si leurs modalités concrètes font débat, aucune voix ne s’élève contre l’expansion considérable de la scolarisation à laquelle elles mènent. Depuis les années 1950, le taux de bacheliers a été multiplié par plus de 15. En 1970, 44 % des jeunes de 17 ans étaient scolarisés ; ils le sont quasiment tous aujourd’hui (96 %).
Un consensus semble s’être installé sur le fait que l’éducation scolaire serait la meilleure manière d’instruire et d’éduquer un enfant, de former des travailleurs qualifiés et des citoyens actifs. Diffuser plus largement l’éducation, ce serait aussi tendre vers plus d’égalité des chances.
Se demander si ces promesses ont été tenues, ce n’est en rien contester la valeur de l’éducation. Mais il en est de l’explosion de la scolarisation comme du développement des sciences et de l’industrie qui ont tant enrichi nos sociétés mais qui, par leur dynamique même, ont endommagé la nature, produit de nouvelles inégalités, à tel point que l’on questionne leur expansion infinie… Toujours plus d’un bien n’est pas forcément bénéfique.
Concernant l’éducation, on peut se demander si nous ne sommes pas à la fin d’un cycle tant les diplômes rythment aujourd’hui la vie sociale, depuis le quotidien des familles jusqu’à l’organisation du travail, comme le montre notre enquête L’Emprise scolaire – Quand trop d’école tue l’éducation (éd.Presses de Sciences Po, 2024).
Une société plus savante ?
Certes, ouvrir l’accès à l’éducation a permis d’élever fortement le niveau de diplôme de la population, et c’était bien l’objectif recherché. En Europe, la France a été une bonne élève, atteignant même aujourd’hui un taux de diplômé du supérieur de plus de 50 %, plus élevé que la moyenne de l’OCDE.
Pour ce faire, on a activement poussé les élèves, même ceux qui avaient des acquis un peu justes, à prolonger leurs études. Avec aujourd’hui des effets paradoxaux. Bien sûr, comme il y a plus de diplômés, le niveau de savoir a globalement monté, mais le niveau des diplômés (des bacheliers notamment), lui, ne monte pas et, surtout, il se diversifie considérablement.
Dès la fin du primaire, le ministère de l’Éducation lui-même relève une baisse des acquis des plus faibles en calcul comme en français et un accroissement des inégalités entre élèves. De même, les enquêtes de l’Insee révèlent que si la population des adultes, qui est restée plus longtemps à l’école, est sans conteste plus « savante », à niveau de diplôme identique, les générations anciennes le sont plus.
Il est donc plus facile d’allonger les cursus que d’assurer les acquis de tous, en particulier de compenser les difficultés que rencontrent les élèves dès les premières années d’école. Il faudrait pour cela des investissements strictement pédagogiques, visant la qualité plus que la quantité.
Des travailleurs plus qualifiés ?
Très marqués par la théorie du capital humain, nous croyons que plus de diplômes, ce sont plus de compétences « rentables » pour l’économie. Mais encore faudrait-il que les diplômés exercent leurs compétences. Or, contrairement à un « adéquationnisme » prégnant en France, la correspondance entre formation et emploi n’existe que pour une minorité de travailleurs. De plus, les flux de jeunes diplômés excèdent de loin les flux d’emplois très qualifiés auxquels ils aspirent, de sorte que nombre d’entre eux se retrouvent déclassés par rapport à leurs espoirs et ceux de leurs parents.
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Par ailleurs, la notion de qualification tend à se réduire au diplôme possédé, alors que l’exercice d’un métier mobilise à l’évidence un panel bien plus ouvert de qualités.
À l’évidence, la promesse d’égalité des chances n’a pas été tenue. Alors que les diplômes les plus sélectifs continuent à « payer », les jeunes peu ou pas diplômés sont relégués, pendant que la masse des diplômés de niveau moyen, comme les bacheliers et les licenciés, sont emportés par un processus inflationniste engendrant un sentiment continu de déclassement.
Le triomphe de la compétition et de l’utilité
Quand tout se joue à l’école, l’utilitarisme s’impose. On étudie d’abord ce qui est utile au prolongement des études et à la sélection. Et cette tendance est de plus en plus prononcée quand la massification scolaire accentue mécaniquement la concurrence. Ainsi la valeur éducative et culturelle des études compte moins que leur valeur sélective.
Dès lors, les familles choisissent, parfois très précocement, les formations et les établissements qui sont tenus pour les plus efficaces et les plus sélectifs. Quand il dispose de suffisamment de ressources, chacun, indépendamment de ses convictions, choisit les meilleurs établissements et les meilleures filières dans le public, et dans le privé. À terme, le séparatisme scolaire s’accroit avec des ghettos de riches et des ghettos de pauvres.
Cette logique affecte le rapport des élèves à leurs études quand ils choisissent ce qui est perçu comme rentable plus que ce qui les intéresse. Les enquêtes montrent que les élèves sont de plus en plus stressés, comme le sont leurs parents qui font pression sur l’école quand ils le peuvent et recourent aux soutiens scolaires susceptibles de faire la différence.
Enfin, quand tous les destins semblent se jouer à l’école, on observe une scolarisation de l’éducation familiale. Les parents se focalisent de plus en plus autour de la réussite scolaire. Ils deviennent des « coachs », et comme cette mobilisation est inégalement efficace, elle accroit à son tour les inégalités scolaires, sans que les enfants et les jeunes ne semblent plus épanouis.
Vainqueurs et vaincus
Quand l’école a le monopole du tri et de la définition du mérite, elle transforme la nature et l’expérience des inégalités. Les parcours scolaires, même s’ils restent socialement déterminés, se substituent aux destins de classes sans doute injustes mais dont les individus n’étaient pas tenus pour responsables. Le discours méritocratique distingue les vainqueurs, qui mériteraient leurs succès, des vaincus qui mériteraient leurs échecs puisqu’ils auraient pu réussir. Dans ce cas, soit ces derniers intériorisent leur indignité, soit ils s’opposent à l’école qui les aurait humiliés.
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Depuis une trentaine d’années, la nature des électorats a été profondément transformée et le diplôme joue un rôle déterminant. Dans un grand nombre de pays, à commencer par le nôtre, le vote ouvrier et populaire, traditionnellement de gauche, a basculé vers l’abstention et l’extrême droite parce qu’il est devenu le vote des non-diplômés qui se sentent méprisés par des élites arrogantes et hautaines puisque ne devant leur succès qu’à elles-mêmes. Les électorats de Trump, du Brexit et du Rassemblement national sont dominés par ce rejet des élites diplômées.
La dystopie imaginée il y a plus de soixante ans par Michael Young, The Rise of the Meritocracy, se réalise. Parce qu’elle monopolise la définition du mérite, la massification scolaire, qui promeut des valeurs démocratiques, engendre aussi la haine de soi et des autres, la défiance envers la culture et la raison, et le mépris devient l’émotion sociale la mieux partagée.
Faire autrement
La valorisation exclusive de l’égalité des chances méritocratique conduit, légitimement, à promouvoir l’accès des élèves les plus méritants aux meilleures écoles et à lutter contre toutes les discriminations subtiles qui bloquent la mobilité ascendante des élèves d’origine modeste. Cette politique est peu contestable, mais elle est centrée sur le seul accès à l’élite et laisse de côté la grande masse des élèves. Or, pour être supportable et juste, l’égalité des chances exige de donner la priorité aux plus faibles et aux vaincus de la compétition. C’est pour cette raison que la formation commune, en France l’école élémentaire et le collège, devrait assurer le niveau et l’éducation attendus de tous les citoyens, et surtout des plus faibles.
Si l’on admet que la méritocratie est le moins injuste des systèmes, il n’est ni juste ni efficace qu’une seule institution, l’école, ait le monopole de la définition du mérite. Les compétences académiques ne devraient pas écraser celles du travail lui-même et c’est toute la société qui devrait prendre en charge l’éducation : les entreprises bien sûr, mais aussi les syndicats, les associations, les mouvements d’éducation populaire, les médias… afin d’alléger le fardeau qui écrase l’école.
Il ne s’agit ni de revenir en arrière avec le retour de la sélection précoce et de l’autorité traditionnelle ni de se borner à mettre plus de moyens pour l’éducation mais d’interroger l’emprise que l’école gagne sur notre société.