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L’enracinement comme valeur politique : déclin des partis, retour des notables ?

Le président sortant de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur Renaud Muselier, tête de liste LR, inaugure un champ d'amandiers avec l'ancien ministre de l'économie Arnaud Montebourg, à Serignan-du-Comtat, en mai dernier.
Le président sortant de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur Renaud Muselier, tête de liste LR, inaugure un champ d'amandiers avec l'ancien ministre de l'économie Arnaud Montebourg, à Serignan-du-Comtat, en mai dernier. Clément Mahoudeau/AFP

Les élections régionales et départementales de ce mois de juin sont une excellente occasion pour poser la question du lien démocratique, celui qui unit représentants et représentés. Et avec elle, celle de la légitimité des premiers à décider à la place des seconds.

Deux imaginaires ont été sollicités au fil de notre histoire politique, tout à la fois contraires et complémentaires, pour justifier la division du travail politique entre élus et citoyens. Le premier est un imaginaire du surplomb, qui emprunte à une conception verticale de l’ordre social. Les gouvernants se trouvent comme arrachés à la société, ils la gouvernent depuis un lieu abstrait auquel ils accèdent par la détention de ressources exceptionnelles : légitimité du suffrage universel direct, incarnation républicaine nationale, compétences expertes, exemplarité morale, partisane et doctrinale…

Ce premier imaginaire a longtemps dominé notre culture politique, il a par exemple joué à plein dans le gaullisme.

Un arrachement à la société ordinaire

L’autorité politique tire sa force d’une hauteur qui suppose un arrachement à la société ordinaire : sens de l’État, sens de l’intérêt général, capacité à tenir à distance les intérêts privés et le sien propre, c’est ici la distance des gouvernants aux gouvernés qui est valorisée, celle qu’incarnaient par exemple ces « hommes d’État » venus de la haute fonction publique et qui, depuis les sommets d’un État très centralisé, purent moderniser la France des « Trente Glorieuses ».

Médiatiquement peu visibles, ils parvinrent à monopoliser une expertise d’État qui suffisait le plus souvent à légitimer les décisions prises, par exemple en matière d’aménagement du territoire. La Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR), prenant en charge à partir de 1963 les décentralisations industrielles et l’implantation des grands équipements publics, pourrait être le symbole de cet étatisme triomphant.

On voit très vite les limites de cette posture : la classe politique se tient à distance de la société qu’elle prétend gouverner, ce à quoi les citoyens ne peuvent consentir qu’à de strictes conditions économiques (croissance permettant une vaste redistribution) et culturelles (ce que Bourdieu appelait la culture de « remise de soi » au profit des élites).

Et même dans ce cas, au demeurant, une place était faite à un imaginaire inverse du précédent : un imaginaire de proximité qui valorise tout au contraire l’interconnaissance, l’écoute, la communication entre gouvernants et gouvernés. Au plus haut niveau, l’invention du marketing politique permit de créer une impression de familiarité avec les puissants. Les présidents successifs surent ainsi se mettre en scène à contre-emploi : Valery Giscard d’Estaing s’invitant chez des « Français moyens », Pompidou et Mitterrand jouant la carte de l’ancrage paysan, Sarkozy en enfant de la télé…

Au niveau local, les élites politiques intermédiaires (les élus locaux) réduisaient d’une autre façon la distance géographique et sociale entre gouvernants et citoyens : ils se posaient en médiateurs et interprètes entre les centres décisionnels et les « périphéries ».

Au surplomb s’oppose l’enracinement des élus : présence sur le « terrain », au sein de la « société civile », c’est alors la figure du « notable », inverse de celle de l’« homme d’État », qui est convoquée pour adoucir la verticalité précédente.

On sait comment notre histoire politique joua alternativement de l’une et l’autre posture, et comment par exemple la décentralisation vint corriger (tardivement mais profondément) le jacobinisme. Les élus locaux peuvent désormais conduire leurs propres politiques publiques ; les tutelles se sont allégées, par exemple en matière d’urbanisme…

Le professionnel de la politique est-il mort ?

Les dernières décennies marquent un glissement significatif sur ce terrain, peut-être même un basculement. La sacralité de l’État et la fascination pour Paris ont vécu. Les ressources constitutives des positions de surplomb jadis revendiquées par les politiques sont démonétisées, et avec elles un certain professionnalisme politique. Vivre « de » et « pour » la politique, selon la formule de Max Weber, pose désormais question.

Le suffrage universel demeure une valeur partagée, mais la participation diminue et les élus ne peuvent tirer parti de leur légitimité pour faire taire les citoyens mécontents.

Les cumulants sont suspects, les professionnels de la politique sont renvoyés à leurs « privilèges » et se voient reprocher d’ignorer la réalité sociale (comme l’a montré la crise des « gilets jaunes » par exemple). Leurs compétences sont remises en cause : l’expertise dont ils se réclament est invariablement contestée par d’autres experts venus de la société civile, des associations, des ONG, des réseaux sociaux…

Longtemps pléonastique, la formule « expertise d’État » est devenue un oxymore. L’État n’est plus ce lieu abstrait et extérieur dialoguant avec d’autres fictions à majuscules (la Science, la Vérité, l’Intérêt général…), il est un point situé du corps social, lui-même empêtré dans des intérêts particuliers (ceux de la classe politique ou de la bureaucratie), ni plus ni moins légitime que tous les autres acteurs individuels ou collectifs.

Les politiques ne sont plus en mesure d’incarner le « progrès » (catégorie devenue pour le moins problématique), la figure du politique visionnaire n’a plus cours. Elle a été remplacée par celle du « lanceur d’alerte », basculant donc côté société civile et s’assombrissant au passage, scandales et catastrophes ayant fait disparaître les désormais improbables « lendemains qui chantent ».

Crise de légitimité pour les partis

Autre ressource malmenée par notre société : la légitimité jadis conférée par les partis politiques. En deçà certes des précédentes – les partis étant toujours suspects de défendre les intérêts des candidats portant leurs couleurs ou d’une partie seulement du corps social –, cette légitimité était malgré tout à ne pas négliger, les partis s’efforçant de penser la société dans son ensemble, de formuler des propositions et des programmes. Cela participait directement de cet imaginaire du surplomb que l’on évoquait précédemment.

L’effondrement des partis, leur transformation en fan-clubs faiblement institutionnalisés (LREM, LFI…), le dessaisissement doctrinal au profit des think-tanks, mais surtout leur image désastreuse auprès de l’opinion (les enquêtes du CEVIPOF sont convergentes sur ce point), tout cela aussi a contribué à désarmer les politiques.

La classe politique, sévèrement fragilisée, ne peut survivre qu’en multipliant les signes d’automutilation, dont trois retiennent particulièrement l’attention : suppression (tardive et douloureuse, la mort dans l’âme donc) du cumul des mandats, ressort de la professionnalisation politique à la française ; suppression de l’ENA, symbole de la culture du surplomb ici évoquée ; et engouement (déjà dépassé ?) pour les primaires ouvertes offrant aux citoyens le pouvoir de sélectionner les candidats à la place des trop verticales instances partisanes.

Un glissement de nos imaginaires

L’avenir dira si ces automutilations sont aussi radicales qu’elles le paraissent. Elles sont dans tous les cas révélatrices du glissement de nos imaginaires. Le « bon » politique n’est pas un homme ou une femme d’État imprégné·e de culture du service public, entièrement dévoué·e à celui-ci, et prudemment tenu·e à distance de tous les intérêts sociaux.

Il n’est pas cette figure abstraite arrachée à tous les « lieux » qui font la société (ni territoire, ni genre, ni génération, ni profession, ni classe sociale…). Il sera désormais au cœur de celle-ci, attaché par mille liens qui le situent au cœur du collectif qu’il prétend représenter.

L’arrachement n’a plus cours : les inscriptions communautaires seront assumées plus que sublimées, le corps réel ne se cache plus derrière le corps fictif. On fait de la politique depuis (et avec) un genre, une couleur de peau, une orientation sexuelle…

L’élu est bien une personne, en interaction assumée et constante avec d’autres personnes. La crainte des conflits d’intérêts cède le pas à la hantise de la déconnexion : on gouvernera en dialoguant avec les entreprises, les associations, les territoires, les gens ordinaires. Le ministère des Sports travaille au plus près des fédérations sportives, le ministère de la Santé au plus près des grands groupes pharmaceutiques…

Les élections locales permettent de mesurer ces évolutions. Les étiquettes partisanes s’y voient dévalorisées au profit des personnalités têtes de liste, le capital d’autochtonie (le fait d’être investi localement) prenant le pas sur le capital partisan.

Valérie Pécresse et Xavier Bertrand ont quitté Les Républicains : les micro-partis qu’ils ont créés sont des micro-entreprises politiques au service de leur ambition, l’un et l’autre jouant la carte du terrain, des dossiers, des réseaux. Les programmes électoraux, on l’a vu lors des dernières municipales, ne se réfèrent plus qu’indirectement aux doctrines partisanes ; ils sont supposés résulter de concertations avec les habitants à grand renfort d’enquêtes, de réunions participatives, de consultations.

La démocratie participative nourrit désormais la phase programmatique de la vie démocratique. L’écoute comme posture, la proximité comme valeur : l’enracinement exhibé inciterait presque à conclure au retour du notable d’antan. Le politicien professionnel, hors-sol, technocrate arrogant, n’a plus la côte, pas plus d’ailleurs que le militant exemplaire fidèle à un grand parti national. Revoilà femmes et hommes de terrain, humblement à l’écoute de leurs concitoyens, solidement adossés au territoire et aux problèmes « concrets » que les gens rencontrent « au quotidien ».

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