Menu Close

Les algorithmes peuvent-ils prédire les désirs de mode ?

Application for online shoppers. DRESSFORMER, CC BY-SA

Pia Jouis, professionnelle du marketing et spécialiste du décryptage du comportement des consommateurs (diplômée de l’Institut Français de la Mode, programme IFM/Entrepreneurs, promotion 2016) a rédigé cet article avec Lucas Delattre.


Dans l’économie numérique caractérisée par un déluge d’informations et de données de toutes sortes, la capacité à choisir est devenue un enjeu majeur pour les individus s’agissant des institutions (y compris politiques), des marques, des distributeurs… Dans le livre qu’il consacre à ce sujet (Le Paradoxe du Choix), le psychologue américain Barry Schwartz choisit l’exemple de la mode et en particulier du jean :

« S’il n’y a que deux modèles de jean, comme c’était le cas il y a quelques années, j’essaierai les deux et je choisirai sans états d’âme. […] Mais si je dois choisir parmi une multitude de coloris, de styles et de coupes différentes, mes attentes grimpent puisque je crois pouvoir trouver le jean parfait pour moi. Après en avoir essayé plusieurs, si je pars avec un jean dans lequel je me sens à l’aise mais pas merveilleusement bien, je penserais que c’est de ma faute : j’attendais trop de ce pantalon ».

Cette expérience frustrante est l’illustration parfaite d’une idée simple : plus nous avons le choix, moins nous sommes satisfaits, l’éventail croissant de possibilités augmentant nos attentes de manière disproportionnée.

Mannequin with jeans. Lion Hirth, CC BY-SA

Chercher un jean aujourd’hui, c’est devoir choisir parmi plus de 3 000 modèles figurant sur des sites de vente en ligne comme ASOS, Zalando et tant d’autres… Cette disponibilité absolue des articles donne naissance à des frustrations nouvelles : celle de se trouver paralysé(e) devant tant d’options, de regretter par la suite de ne pas avoir choisi le produit idéal ou de n’en avoir trouvé aucun qui soit à la hauteur de nos espérances. La démultiplication de l’offre a atteint de tels sommets qu’elle n’est plus gérable à échelle humaine. La mode est un secteur particulièrement intéressant pour observer l’évolution de cette problématique.

Coller au plus près des affinités de l’individu

Pour rendre supportable à l’œil des listes infinies d’objets, les sites de vente ont désormais à peu près tous adopté des mises en scène standardisées : fond blanc, mannequins passe-partout, aucun parti-pris visuel pour ne gêner personne (au risque de nier la dimension hédoniste de l’achat de mode).

Deuxième option alternative : le choix sélectif en vertu d’une identité forte et de telle ou telle ligne éditoriale annoncée à l’avance.

La troisième voie, celle des algorithmes prédictifs et de la recommandation personnalisée, a pour ambition de coller au plus près des affinités de l’individu. On sait à quel point ces méthodes ont bouleversé la consommation globale (35 % des ventes d’Amazon se font grâce à ces algorithmes) et en particulier les univers de la musique (Spotify) et du divertissement audiovisuel (Netflix).

Le mécanisme du « retargeting ». https://retargeter.com/what-is-retargeting-and-how-does-it-work

Diverses approches de recommandation automatisée sont utilisées. La première hypothèse est que vous aimerez ce qui vous a déjà plu dans le passé plus ou moins récent. Le retargeting publicitaire expose ainsi l’internaute à un rappel des articles consultés tout au long de son parcours en ligne. Deuxième hypothèse : vous aimerez ce qui a déjà plu à d’autres personnes qui vous ressemblent (selon des critères socio-économiques ou selon l’analyse des achats passés). Ces algorithmes, dits de filtrage collaboratif, permettent un rapprochement d’utilisateurs sur la base de leur comportement en ligne.

Ces deux hypothèses ont une limite claire : elles cantonnent l’individu à un périmètre bien trop étroit au vu de l’étendue du choix qu’il a devant lui et de la complexité de sa psychologie. Elles l’abandonnent dans sa « zone de confort », alors que dans la vie réelle et particulièrement dans la mode, on aime plutôt être surpris… Une bonne recommandation de mode en ligne doit par conséquent pouvoir délivrer à la fois de la pertinence et de la surprise.

Analyse prédictive : la mode, un domaine à part

Le vêtement est un produit bien spécifique, et même très différent des autres biens culturels comme la musique :

« Les algorithmes musicaux fonctionnent plutôt bien, les régularités culturelles étant bien distribuées – il y a peu de probabilité, si vous aimez John Cage, que vous achetiez Beyoncé. » (Dominique Cardon, « Revue Tank » N°15).

Idem pour les films. Ces achats culturels restent confinés à la sphère intime ; dès lors, un mauvais choix suite à une erreur de suggestion n’aura pas (ou très peu) d’impact pour l’individu, là où le vêtement bien au contraire nous colle à la peau.

On-Line shopping. Pixabay

Le choix de mode répond en effet à une toute autre logique, sans doute plus complexe notamment parce que le rapport de chacun(e) à sa propre image est en jeu. Facteur de distinction ou d’appartenance à un groupe donné, le vêtement est une forme subtile de communication sociale.

Quand une femme s’habille, son choix cristallise diverses motivations et valeurs personnelles. L’apparence est la base du lien social et le vêtement sert de frontière entre l’intime et les autres. Les vêtements que nous choisissons contiennent des indices forts de notre identité, et c’est ce point précisément qui rend difficile (mais pas impossible) toute prédiction ou recommandation.

Choisir… pexels photo

Au lieu d’analyser une veste en cuir comme un « attribut rock », il est important de comprendre les raisons qui motivent telle ou telle personne à choisir une veste de ce type. Ces raisons peuvent être très différentes les unes des autres et résultent toujours d’une délicate équation au carrefour de l’individuel et du social, équation qui fluctue dans le temps.

L’anticipation des goûts peut être pertinente si elle réussit à s’attacher aux motivations variables du choix vestimentaire, très en amont du produit. Les outils à mobiliser sont de nature psychosociologique, voire anthropologique.

Ne pas laisser l’analyse des données aux seuls data scientists

Nous avons analysé les préférences de 1 000 femmes en France, âgées de 18 à 65 ans – toutes adeptes de mode et disposant d’un pouvoir d’achat de bon niveau – face à 300 tenues sélectionnées sur les réseaux sociaux, renvoyant à un panel de styles les plus divers possible.

Les tenues ont été notées selon un système original croisant deux dimensions humaines (rapport à soi/rapport au groupe). Leur volonté de distinction ou leur souci d’appartenance à tel ou tel groupe a été croisée avec une codification de leur rapport au corps (de la sublimation à l’effacement). Ce choix est inédit car les systèmes de recommandation et de personnalisation s’attachent généralement aux caractéristiques des produits (style, couleur, matière, marque, etc.). Ce système relève donc d’une lecture psychosociologique du rapport au monde qu’entretiennent ces femmes.

Les résultats de cette étude ont montré qu’une telle lecture permettait non seulement de prédire les vêtements que ces femmes seraient susceptibles d’acheter (dans plus de 65 % des cas) mais aussi de leur proposer des vêtements légèrement plus éloignés de leur « zone de confort » et donc capables de les surprendre, ce qui augmente le plaisir de l’expérience. Cette technique de recommandation peut par conséquent avoir une valeur très forte pour les distributeurs de mode.

La qualification des données est une impérieuse nécessité. Seule une lecture sous le prisme des sciences humaines permet de transformer celles-ci en information intelligente. Il y a dès lors une urgence à décloisonner les mondes. À ne plus laisser l’élaboration des algorithmes aux gourous du XXIe siècle que sont devenus les data scientists. À multiplier les rôles de fashion psychologists dans les grandes maisons de mode. À ne pas renoncer à décrypter et injecter des facteurs humains dans les big data. Bref : à faire dialoguer les sciences sociales et la mode de manière plus fine en s’appuyant sur les apports de ces données.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,300 academics and researchers from 4,942 institutions.

Register now