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Les bébés apprennent l’art de la conversation avant même de savoir parler

La conversation démarre bien avant la maîtrise du langage. Ana Tablas / Unsplash, CC BY-SA

On s’interroge depuis bien longtemps sur les processus mis en œuvre par les enfants pour faire l’acquisition de leur langue maternelle. Lorsque tout se passe bien, cette acquisition s’accomplit à une vitesse étourdissante, au regard de l’extraordinaire complexité présentée par le langage et par son utilisation dans nos interactions sociales.

Au sein du développement enfantin, la période couverte par ces investigations a longtemps eu pour point de départ l’émergence des premiers mots, en moyenne autour de 12 mois après la naissance. Mais nous savons aujourd’hui que l’acquisition du langage démarre bien plus tôt. Dès la 20ᵉ semaine de gestation, le système auditif du fœtus permet à celui-ci d’entendre la voix de sa maman et celles des personnes de son entourage, et de se familiariser avec la forme sonore de sa langue maternelle, et en particulier la mélodie.

Pendant la première année de vie, des transformations majeures se produisent dans la manière dont le bébé perçoit les sons de la parole. Ils se caractérisent par une spécialisation précoce du système de traitement pour les sons de la langue maternelle, par opposition à ceux des autres langues.

Bien avant de produire ses premiers mots, le bébé s’engage dans de multiples interactions avec les personnes de son entourage, qui font appel à la voix, au regard, aux expressions faciales, au geste, et dont l’orchestration temporelle présente des similitudes frappantes avec celle de la conversation orale chez les adultes.

Avant les mots, le support premier de l’acquisition du langage est ainsi formé par les échanges conversationnels, ou ce qui les préfigure chez le bébé, et que l’on appelle les protoconversations. Si le langage a d’abord été vu comme un système de calcul symbolique, implémenté dans le cerveau de chaque individu, de nombreux chercheurs soulignent aujourd’hui le rôle majeur des interactions sociales à l’intérieur desquelles le langage en vient à émerger chez le bébé. C’est alors la dyade, constituée par le bébé et la personne interagissant avec lui, qui devient notre cadre d’analyse premier pour l’étude de l’acquisition du langage, et non plus l’individu.

Les interactions sociales au cœur de l’acquisition du langage

Les recherches montrent que l’apprentissage de la langue est beaucoup plus efficace quand l’information linguistique est présentée à l’enfant dans le cadre d’une interaction conversationnelle plutôt que d’une façon détachée et non réactive (par exemple à travers la télé).

Ceci est vrai même pour les niveaux les plus bas du système linguistique comme les phonèmes (les unités de sons qui constituent les mots). Par exemple, Patricia Kuhl et ses collègues ont mené une expérience comparant deux groupes d’enfants (de 9 à 10 mois) dont la langue maternelle était l’anglais. Le premier groupe d’enfants a participé pendant douze séances à une interaction sociale de 25 min avec une personne qui parlait en mandarin. Le deuxième groupe a été exposé à une durée équivalente d’enregistrement audio ou audiovisuel en mandarin mais sans interaction interpersonnelle. Les chercheurs ont trouvé que seul le premier groupe a été capable de développer une sensibilité pour les distinctions phonémiques en mandarin.

Pointer du doigt est une forme de conversation. Mutzii/Unsplash, CC BY

Au fur et à mesure que les enfants réalisent l’aspect socialement partagé du sens, ils commencent non seulement à observer comment les adultes utilisent le langage, mais aussi à initier des interactions sociales pour solliciter la connaissance détenue par ces adultes. Par exemple, ils suivent leur regard, se réfèrent à eux en cas d’incertitude, et utilisent des gestes (sinon des mots) pour diriger leur attention.

Face à ces sollicitations, les parents répondent généralement d’une manière adaptée. Il existe, en effet, une large littérature scientifique démontrant que les réactions/réponses des parents qui sont adaptées/contingentes aux initiatives des enfants facilitent l’acquisition du langage.

Par exemple, quand l’enfant pointe un objet de la main, la réponse de l’adulte qui consiste à nommer ou à expliquer la fonction de cet objet est plus à même de mener à un apprentissage par l’enfant. Cette dynamique crée un cercle vertueux pour l’acquisition de la langue : les réponses adaptées des parents améliorent les compétences linguistiques des enfants, qui à leur tour, créent des opportunités d’échanges conversationnels plus riches, et ainsi de suite.

Écouter, c’est donner du sens

Certains chercheurs pensent que les enfants apprennent la langue également parce que les adultes vérifient la manière dont les enfants s’expriment et reformulent les phrases où les enfants font des erreurs.

Ces reformulations aideraient les enfants à raffiner leurs connaissances linguistiques aussi bien au niveau de la forme phonologique qu’au niveau du lexique et de la grammaire. Comme pour le cas des réponses adaptées expliquées, les reformulations témoignent de l’importance de l’interaction conversationnelle dans l’acquisition.

L’acquisition du langage est ainsi grandement facilitée par les adultes qui agissent en réels partenaires conversationnels en fournissant en permanence un retour sur ce qui est en train de se dérouler, sur les propos tenus par les enfants (tant sur la forme que sur le contenu), en acquiesçant, interrogeant, reformulant, évaluant, etc. Cette capacité d’écoute proactive des parents s’avère cruciale non seulement auprès des enfants pour leur permettre de progresser en tant que sujet parlant mais elle est également incontournable pour devenir un sujet interactant.

Découvrir l’orchestration de la conversation

Et pourtant, s’il est effectivement en dialogue, en communication, peut-on vraiment dire que l’enfant converse ? Une bonne maîtrise de la phonologie, de la syntaxe, de l’organisation des tours de parole, certes indispensable, est-elle suffisante pour développer et maintenir une conversation ?

De nombreuses études sur les interactions interindividuelles s’accordent sur le fait que la conversation est une activité accomplie conjointement, dont la réussite suppose l’implication et la coopération de tous les participants. Discuter avec quelqu’un ne se limite pas à planifier et émettre des énoncés mais suppose de se coordonner. Cette coordination passe par l’élaboration conjointe d’un socle commun (« common ground ») lié aux connaissances et aux croyances partagées que les participants élaborent ensemble et sur lesquelles ils s’appuient pour précisément s’aligner.

Chaque contribution s’intègre dans un processus sous-jacent (élaboration du socle commun, dit de « grounding ») qui renvoie à l’élaboration et la mise à jour constante de ce fond commun ; chaque contribution nécessite d’être reconnue et comprise par l’interlocuteur qui peut alors y répondre de la manière la plus appropriée possible. Une conversation est donc ainsi faite d’ajouts successifs, incrémentaux, par l’un et l’autre des participants.

De nombreuses marques langagières (parmi lesquelles les répétitions, reformulations, demandes de clarification mais également les items tels que « mh », « d’accord », « c’est super », « hochement de tête », etc qui représentent les « réponses des interlocuteurs », dites feedbacks) permettent aux interlocuteurs de se donner à voir mutuellement et de manière quasi permanente ce qu’ils font, s’ils se comprennent, quelle trajectoire conversationnelle ils souhaitent suivre, s’ils sont d’accord pour le faire. Quel que soit le terme retenu, ces pactes ou cet alignement entre les individus permettent la progressivité de l’interaction, et l’accomplissement réussi de cette dernière. Les réponses feedback ont un rôle crucial dans cette coordination et ce processus d’élaboration du socle commun. Mais qu’en est-il chez les enfants ?

Donner à comprendre à son interlocuteur qu’on l’écoute

En général, il y a très peu d’études sur comment les marques (méta-)langagières – aidant à mieux coordonner une conversation – se développent dans l’enfance (au moins comparé à la littérature scientifique sur l’acquisition de la structure de la langue). Cela dit, en se basant sur celles qui existent, on en déduit que les enfants manifestent très tôt un désir vif de comprendre et de se faire comprendre.

Par exemple, des chercheurs ont suivi le développement du mécanisme de détection et réparation du malentendu chez le même enfant entre 1 et 4 ans. Ils ont trouvé que, très tôt, l’enfant est attentif aux indices d’incompréhensions (ex. questions de clarification), et est capable de réparer le malentendu en apportant des précisions pertinentes. Juste après, l’enfant ne se limite plus à se corriger lui-même, il corrige également l’interlocuteur quand ce dernier fait ce que l’enfant perçoit comme une incongruence ou des erreurs. Finalement, autour de 3 ans, l’enfant commence à prononcer explicitement des demandes d’explication quand il perçoit une incohérence dans les paroles ou comportements de l’interlocuteur.

Concernant le feedback verbal (« mh ») ou non verbal (« hochement de tête »), l’apprentissage prend généralement plus de temps, et continue à s’affiner jusqu’à l’adolescence. On remarque une dissociation entre la capacité à comprendre ce mécanisme quand il est produit par l’interlocuteur d’un côté, et la capacité à produire un feedback adéquat de l’autre côté. La première capacité est observée dès 4 ans et contribue, par exemple, à l’amélioration de la qualité de narration des enfants. La deuxième capacité, quant à elle, est plus difficile. La recherche montre que les enfants de 7 et jusqu’à 12 ans continuent à apprendre comment utiliser les signaux du locuteur pour produire un feedback d’une manière adéquate.

Le développement prolongé du feedback – surtout concernant la production – peut être dû au fait qu’il exige la capacité de prendre la perspective de l’interlocuteur, une capacité qui continue à se développer jusqu’à l’adolescence. Quand l’enfant est en position d’écoute, il doit comprendre le besoin de l’interlocuteur d’être compris et donc d’avoir un feedback permanent, pas uniquement quand il y a le potentiel d’une incompréhension, mais aussi quand la communication semble bien marcher.

Coordination dans la conversation : une trajectoire complexe

Les principes de la conversation qui permettent de gérer son organisation structurelle sont essentiels mais non suffisants pour faire de l’interaction une réussite. La conversation ne peut se réduire à une alternance de tours de parole. Ce qui semble donc émerger, c’est que les bébés sont capables de se coordonner avec les adultes au niveau temporel, en s’appuyant sur des indices leur permettant de prédire le moment où ils vont pouvoir « prendre le tour » (importance des paramètres prosodiques sans doute très forte puisqu’on sait que la prosodie, qui concerne les aspects mélodiques et rythmiques de la parole, est l’une des dimensions acquises très tôt).

En revanche, se coordonner ou s’aligner à un niveau plus élaboré (niveau des représentations) qui nécessite de prendre en compte l’autre et ses pensées, de comprendre à quelles actions renvoient les énoncés produits, raconter une histoire, comprendre la source et la perspective (d’où l’on parle) (ce que de nombreux auteurs appellent une théorie de l’esprit) et donner à voir explicitement que l’on a cette capacité (être un bon « interlocuteur » notamment, qui contribue à l’activité conjointe de converser, en renvoyant par exemple des réponses – feedback- appropriées), s’acquiert beaucoup plus tardivement.

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