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Les conséquences juridiques des blocages de l’aide humanitaire

Réfugiés éthiopiens dans un camp dans l'est du Soudan
Des réfugiés éthiopiens qui ont fui le conflit du Tigré au camp de Tenedba à Mafaza, dans l'est du Soudan, le 8 janvier 2021. Ashraf Shazly/AFP

Depuis le début du mois de novembre, un conflit a éclaté entre l’armée éthiopienne et le Front de libération du peuple du Tigré, plongeant le pays dans une crise humanitaire qui a des ramifications dans les pays limitrophes.

Aux dernières nouvelles, l’Éthiopie a finalement accepté – après avoir été accusée d’avoir bloqué l’aide humanitaire – de négocier avec les ONG pour permettre l’acheminement de l’aide humanitaire aux civils dans la région du Tigré même si cet acheminement demeure problématique.

Dans cet entretien accordé à Moina Spooner, de The Conversation Africa, Eugène Bakama, expert en droit international, livre des explications sur la suite à donner à cette situation et sur les conséquences juridiques auxquelles l’Éthiopie s’expose si elle bloque les opérations humanitaires.

Quels sont les instruments juridiques internationaux qui permettent de déterminer si un pays bloque l’aide humanitaire, et qui doit enquêter pour situer les responsabilités ?

Tout d’abord, il faut souligner que le blocage de l’aide a aggravé la crise humanitaire pour les civils de Tigré. Ce blocage, qui constitue une violation du droit international humanitaire, empêche l’entrée des denrées de première nécessité destinées à la population dans les zones contrôlées par les forces armées éthiopiennes.

En effet, les forces éthiopiennes, qui contrôlent la capitale Mekelle et une grande partie du Tigré, ont violé leurs obligations juridiques internationales. Celles-ci leur enjoignent de faciliter l’accès de l’aide humanitaire aux civils.

Dans le cas d’un conflit armé non international, l’art. 3 commun aux quatre Conventions de Genève et le Protocole II de 1977 prévoient une assistance humanitaire aux civils, y compris à ceux dont la liberté a été restreinte.

Selon la règle 55 du droit international humanitaire coutumier :

« Les parties au conflit doivent autoriser et faciliter le passage rapide et sans encombre de secours humanitaires destinés aux personnes civiles dans le besoin, de caractère impartial et fourni sans aucune distinction de caractère défavorable, sans réserve de leur droit de contrôle. »

Les organisations humanitaires ont le droit d’offrir une aide humanitaire aux États sans que cela soit considéré comme une ingérence dans les affaires internes des États concernés.

Le fait d’entraver délibérément l’acheminement d’une aide humanitaire indispensable à la survie de la population civile a été assimilé à une violation du droit international humanitaire, fondant des poursuites judiciaires contre les responsables de cette entrave comme l’indiquent les résolutions 794 et 787 du Conseil de Sécurité de l’ONU.

Les commentaires du CICR sur les Protocoles indiquent que :

« si la survie de la population est menacée et qu’une organisation humanitaire remplit les conditions requises d’impartialité et de non-discrimination, des actions de secours doivent avoir lieu (…) ».

Un refus de laisser les organisations humanitaires intervenir, comme c’est le cas de l’Éthiopie, équivaudrait à une violation de la règle interdisant le recours à la famine comme méthode de combat.

Les Nations unies sont habilitées à travers leurs agences sur le terrain à faire le constat du blocage de l’aide humanitaire. Le CICR aussi dispose des outils juridiques pour établir un tel constat.

Quelles sont les implications juridiques du blocage de l’aide humanitaire ?

La lettre et l’esprit de certaines règles de droit international général justifient l’idée qu’on puisse parler d’un devoir de secours à charge de l’ensemble de la communauté internationale en faveur des victimes des conflits armés. Un tel devoir apparaît comme un corollaire du droit à la vie reconnu à tout individu.

Dans la mesure où le droit des victimes des conflits armés à bénéficier d’un secours est le corollaire ou l’application d’un des droits de la personne les plus élémentaires – le droit à la vie –, l’obligation des États tiers de concourir au respect de ce droit peut se fonder sur les instruments de base du droit international général. Il s’agit notamment de la Charte des Nations unies à laquelle les États ont adhéré. En l’occurrence, ils se sont solennellement engagés « à préserver les générations futures de ce fléau de la guerre », « à proclamer (leur) foi dans les droits fondamentaux de l’homme « (Préambule) et à encourager « le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous ».

C’est le même raisonnement que l’Assemblée générale des Nations unies reconnaît implicitement à propos de l’assistance humanitaire aux victimes de situations d’urgence en ces termes :

« considérant que le fait de laisser les victimes de catastrophes naturelles et situations d’urgence du même ordre sans assistance humanitaire représente une menace à la vie humaine et une atteinte à la dignité de l’homme […]. »

L’aide humanitaire devrait être fournie avec le consentement du pays touché. En principe, elle doit être fondée sur la base d’une demande formulée par ce pays.

Si l’État bénéficiaire de l’assistance humanitaire la refuse en violation du droit international, les États tiers peuvent-ils la lui imposer par des mesures à caractère contraignant et exercer ce fameux « droit d’ingérence humanitaire » ?

C’est une question complexe mais on peut essayer de simplifier la réponse en se référant d’une part au droit des États à réagir au refus d’assistance humanitaire et, d’autre part, aux modalités de cette réaction.

À partir du moment où l’État refuse illégalement une assistance humanitaire en faveur des populations sous son contrôle ou se comporte de telle manière que ces populations se trouvent privées de cette assistance, cet État commet une des violations les plus graves du droit international. En effet, un tel comportement porte atteinte au droit à la vie de ces populations, un droit qui fait partie des droits inaliénables consacrés dans les instruments légaux de protection des droits humains (voir la Convention europééene des droits de l’homme ; le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, (art 6 et 4) ; la Convention américaine des droits de l’homme, art 4 et 27, §2 ; ou encore l’Article 3 commun aux Conventions de Genève). Ce droit s’apparente à une norme de jus cogens c’est-à-dire une norme impérative de droit international acceptée et reconnue par la communauté internationale dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise. Sa violation affecte nécessairement « la communauté internationale des États dans son ensemble ».

En vertu de la Convention sur le droit des traités en son article 53, chaque État est fondé à réagir pour mettre fin à cette violation.

Dans la première version de son projet d’article sur la responsabilité des États, la commission du droit international – organe des Nations unies chargé de codifier et de développer le droit international – avait considéré que des « pratiques qui portent atteinte à la vie et à la dignité de l’être humain […] constituent vraiment des crimes internationaux ». Pour l’organe onusien, ces crimes correspondaient généralement à une violation du jus cogens, et à ce titre, ils lésaient tous les États.

Les États peuvent réagir à cette violation en prenant diverses mesures :

  • Des mesures non constituées de sanctions (actions diplomatiques, modes pacifiques de règlement des différends) ;

  • Des mesures constituées de sanctions qui n’impliquent pas d’actions militaires (mesures de rétorsion légales à priori). Il peut s’agir de sanctions économiques et commerciales, d’embargos sur les armes, d’interdictions de voyager et de restrictions financières. Depuis 1966, le Conseil de Sécurité a mis en place plus ou moins 30 régimes de sanctions de ce genre dans plusieurs pays, par exemple : Haïti, Rwanda, Sierra Leone, Libéria, RDC, etc.

  • Des opérations armées menées sur le territoire contrôlé par l’État défaillant dans ses obligations humanitaires en vertu de l’article 2, alinéa 4 de la Charte des Nations unies.

De telles mesures ne peuvent être prises unilatéralement par les États sans l’accord du Conseil de sécurité en vertu de l’article 39 de la Charte, voire de l’Assemblée générale sur la base de la Résolution 377 (V) dite Résolution Acheson.

En définitive, le blocage par l’Éthiopie de l’aide humanitaire est une violation du droit international qui engage la responsabilité de ses auteurs.

Existe-t-il des précédents de blocage de l’aide humanitaire ? Comment ont-ils été traités ?

Au Yémen, par exemple, le groupe armé Houthi et les forces loyales à l’ancien président yéménite, Ali Abdullah Saleh, avaient bloqué ou confisqué l’aide destinée aux civils en 2017 et imposé des restrictions considérables et inutiles aux travailleurs humanitaires.

L’intervention du Conseil de sécurité des Nations unies a permis d’infléchir par des moyens diplomatiques la position des parties en conflit pour permettre l’accès de l’aide humanitaire aux civils. Ce qui avait poussé les protagonistes à accéder à cette demande.

Un autre cas du blocage de l’aide humanitaire a concerné le conflit en Syrie où le régime de Damas avait refusé l’accès aux humanitaires. En 2011, le Conseil de sécurité avait adopté à l’unanimité une résolution (Rés. 2139) demandant aux parties d’assurer un accès sûr et sans entrave aux agences humanitaires.

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