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Le Pacte vert vise à faire en sorte que l’Union européenne atteigne la neutralité climatique en 2050, grâce à une transition globale aux énergies renouvelables. Maciej Bledowski

Les conséquences sécuritaires du Pacte vert européen

Le Pacte vert pour l’Europe est un ensemble d’initiatives politiques mises en place par la Commission européenne dans le but de rendre l’UE neutre sur le plan climatique d’ici à 2050.

Cette proposition, qui a été lancée en 2020, consiste principalement à réduire les émissions de gaz à effet de serre grâce à une transition vers les énergies dites propres. Les partisans de cet accord lui attribuent de nombreuses vertus s’étendant au-delà du seul aspect environnemental, comme le montre cette déclaration de Claudia Kemfert, une économiste allemande très influente :

« Un Pacte vert pour l’Europe […] créerait non seulement des opportunités économiques mais réduirait également les conflits géopolitiques, garantissant ainsi la paix à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe. »

Cette déclaration, faite en 2019 dans le cadre d’Intereconomics, un forum de discussion de premier plan sur les grandes questions de politique économique européenne, reflète probablement l’opinion de nombreux décideurs européens selon laquelle la limitation du commerce des combustibles fossiles garantirait la paix en Europe.

Malheureusement, l’affirmation d’un lien de cause à effet entre le Pacte vert européen et la sécurité européenne n’a jamais été examinée de manière explicite et critique. Dans un article récent publié dans Energy Economics, nous évaluons cette déclaration et abordons plus spécifiquement la question de savoir si la limitation des importations d’énergie en provenance de Russie est susceptible de renforcer la sécurité de l’UE envers son voisin.

Les promesses géopolitiques du Pacte vert pour l’Europe

À première vue, la réponse semble positive – et ce, pour au moins deux raisons.

D’abord, la politique économique de la Russie semble largement subordonnée à des objectifs militaires. L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) rapporte une corrélation entre les prix de l’énergie et le niveau du budget militaire russe : les dépenses militaires russes ont connu une baisse entre 2016 et 2019 en raison des faibles prix de l’énergie (combinés aux sanctions adoptées en réponse à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014) ; en 2021, cependant, grâce aux revenus élevés du pétrole et du gaz, la Russie a augmenté ses dépenses militaires de 2,9 % et a porté ses dépenses militaires à 4,1 % du PIB. Ainsi, si l’Europe devait acheter moins de combustibles fossiles à la Russie, ce pays aurait moins d’argent à consacrer à ses forces armées, et représenterait donc une menace moins importante.

Deuxièmement, les marchés du gaz connaissent des changements structurels, comme le développement d’un marché mondial du GNL, qui devraient conduire à une baisse des prix du gaz à long terme. Cette baisse potentielle des prix est perçue par de nombreux auteurs comme une opportunité d’accroître le pouvoir de négociation des pays européens et de l’UE dans leurs relations diplomatiques et de sécurité avec la Russie – et ce malgré une dépendance initiale très importante de l’Europe au gaz russe.

Une analyse microéconomique

Toutefois, ces arguments ne semblent pas résister à une analyse économique en termes d’incitations et de pouvoir de marché.

Tout d’abord, l’argument selon lequel, en mettant en œuvre les dispositions du Pacte vert, l’Europe gagnerait un pouvoir de négociation plus fort présuppose que l’Europe opère sur un marché avec un pouvoir de monopsone (au sens où la demande européenne d’hydrocarbures russes serait tellement importante relativement aux autres consommateurs, que l’UE aurait un pouvoir de marché sur le prix de ce bien). Or cela n’est pas le cas, et ce sera même de moins en moins le cas à mesure que la Russie construira de nouveaux pipelines et de nouvelles installations d’exportation vers l’Asie, même s’il n’est pas certain que le débouché asiatique compense pleinement la perte des exportations vers l’Europe.

Ensuite, en ce qui concerne l’argument selon lequel une baisse des revenus énergétiques de la Russie réduirait ses dépenses militaires, il faut néanmoins prendre en compte que les incitations du gouvernement russe à privilégier les dépenses militaires ne seraient pas affectées. En effet, étant donné l’importance vitale que le Kremlin attribue à ses dépenses militaires, il ne touchera pas à ce poste de dépenses même en cas de baisse sensible de ses recettes énergétiques, préférant trancher dans d’autres dépenses.

De plus, compte tenu du coût du Pacte vert européen et du niveau élevé d’endettement de nombreux membres de l’UE, les pays européens auront eux-mêmes, en raison de la mise en œuvre du Pacte, moins d’argent à consacrer à leurs armées déjà sous-financées.

Autre élément à prendre en compte : si la Russie représente une menace militaire, c’est principalement 1) du fait de ses armes nucléaires, qui représentent globalement des coûts irrécupérables pour le budget militaire russe (à savoir que, même si les coûts de maintenance sont très élevés, les armes nucléaires, une fois développées, conservent tout leur pouvoir de menace sur le long terme) et 2) du fait de son recours à des outils de guerre hybride bon marché, comme les cyberopérations et les activités subversives ; une réduction de ses revenus ne pèserait donc pas significativement sur ses capacités à menacer l’Europe militairement.

Enfin, le budget militaire n’est pas nécessairement synonyme d’efficacité. Et si l’industrie de défense européenne conçoit des armes de meilleure qualité que son homologue russe, l’Europe pourrait continuer à consommer de l’énergie russe relativement bon marché et dépenser l’argent ainsi économisé dans son industrie militaire pour garder un avantage sur les capacités militaires de la Russie.

Une analyse économique de base suggère donc que le Pacte vert européen pourrait bien avoir un impact positif modéré, voire nul, sur la sécurité et les relations diplomatiques de l’Europe avec la Russie. Dans notre article, nous suggérons en outre que l’évaluation de l’impact du Pacte vert européen doit aller au-delà d’une simple analyse coûts-bénéfices. Et qu’elle doit intégrer une analyse stratégique de la façon dont les différents agents en jeu réagiront à la baisse exogène des revenus que constitue le Pacte vert européen – et ce, sur le long terme.

Une analyse stratégique

Plus précisément, en recourant à la théorie des jeux, notre article identifie une variable clé de l’économie politique susceptible de jouer un rôle médiateur dans la relation entre la mise en œuvre du Pacte vert et l’équilibre militaire Europe-Russie. Il s’agit de la manière dont les différents groupes constituant l’élite russe en lice pour le pouvoir réagiront à cet accord.

En nous appuyant sur la littérature sur la sociologie politique de la Russie, nous identifions deux principales composantes de l’élite russe, l’une articulée autour des « ministères régaliens », les fameux « siloviki », ouvertement hostile à l’Occident, étatiste et méfiante envers le monde russe des affaires, qu’elle soupçonne de tendances libérales ; l’autre « pro-business », qui souhaite que les entreprises privées puissent agir sans avoir à rendre en permanence des comptes à l’État, et qui désire, sans pouvoir à ce stade l’exprimer ouvertement, revenir à une relation apaisée avec les Occidentaux. Ces groupes diffèrent également par leur taille, le premier étant plus petit numériquement.

En théorie des jeux, la taille d’un groupe est une variable très importante lorsque le bénéfice espéré d’une action doit être réparti entre les membres du groupe. L’action en question ici consiste à lutter pour le pouvoir afin de contrôler les revenus énergétiques. Étant donné que le groupe des siloviki est plus petit en taille, même des revenus énergétiques réduits peuvent toujours être partagés de manière profitable entre ses membres, ce qui n’est pas le cas pour le groupe plus grand (en l’occurrence, le groupe pro-business). Par conséquent, en vertu de l’accord, la lutte pour le pouvoir a toujours du sens pour le petit groupe, mais moins pour le plus grand.

Paradoxalement, l’augmentation des revenus tirés de l’énergie n’augmenterait pas de manière substantielle l’effort fourni par le groupe le plus petit (et donc le plus riche). Cela s’explique par un principe économique, la loi de l’utilité marginale décroissante de la richesse, selon lequel à mesure que le revenu par tête augmente, les individus obtiennent une augmentation proportionnellement plus faible de leur satisfaction, ce qui se traduit par une augmentation plus faible de l’effort nécessaire pour obtenir le pouvoir politique.

Implications politiques

Si l’UE et ses États membres cherchaient à fonder leurs politiques sur notre modèle, que pourraient-ils faire concrètement ? Notre modèle se concentre sur les incitations à déployer des efforts pour lutter pour le contrôle total des revenus énergétiques espérés. Nous concluons que la réduction de ces revenus pourrait avoir pour conséquence paradoxale de réduire les efforts du groupe le plus large, celui-là même qui serait vraisemblablement intéressé par des relations pacifiques avec l’UE.

Une solution simple pourrait donc être de donner des signaux crédibles à cette élite pro-business selon lesquels, si elle parvenait au pouvoir, tout en renonçant aux prétentions russes sur le territoire ukrainien et en rétablissant des relations pacifiques avec ses voisins occidentaux, les échanges avec l’UE pourraient augmenter dans un avenir proche. Et c’est tout à fait possible, même avec une mise en œuvre complète du Pacte.

En effet, les énergies renouvelables créent naturellement diverses formes d’interdépendance vertueuse entre les pays. En raison de leur nature intermittente, les sources d’énergie renouvelables telles que l’énergie solaire et éolienne nécessitent des réseaux électriques intelligents capables d’équilibrer l’offre et la demande en temps réel. Il existe donc de fortes incitations économiques à étendre les interconnexions de réseaux – et ce même entre différentes zones, comme l’UE et la Russie. De plus, la Russie, qui dépend des importations de technologies d’énergie renouvelable, dispose des ressources minérales nécessaires à leur construction, ce qui pourrait favoriser une saine interdépendance entre la Russie et l’UE, technologiquement plus avancée. Enfin, le Pacte vert pour l’Europe comprend une stratégie pour l’hydrogène. L’UE pourrait également inciter la Russie à favoriser sa diversification économique, notamment dans le domaine de l’hydrogène vert qui pourrait être exporté vers l’Europe via le réseau de pipelines existant.

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