Il y a quelque temps, Le Monde a publié une critique incendiaire du dernier disque de Jean-Michel Jarre. Intitulée « Histoire d’une imposture », elle est signée par un journaliste maison, Stéphane Davet, qui n’a pas de mots assez durs pour fustiger les œuvres et l’attitude du musicien qu’il prend pour cible. En tant qu’universitaire consacrant une bonne partie de ses recherches à la question du jugement de goût, je vois dans cette critique une occasion de rappeler deux ou trois éléments d’épistémologie très simples.
Jean-Michel Jarre, qui est connu dans le monde entier où il a vendu des millions de disques, n’a certes pas besoin que l’on prenne sa défense ; par ailleurs son œuvre est si méprisée par les journalistes musicaux un tant soit peu hype qu’il a certainement dû développer une insensibilité à ce genre de petites coupures – le problème de la cicatrisation, à ce stade de célébrité, ne se pose même plus. Non, l’important sera plutôt de revenir ici sur les stratégies discursives dont s’est servi le journaliste pour descendre en flammes ce qui lui a déplu.
De la tentation de justifier nos goûts
La première de ces stratégies consiste à confondre, au fil de la plume, auteur implicite et auteur réel. Un critique peut se le permettre, pas un universitaire. L’auteur implicite, en effet, n’existe pas ; ou plutôt il est le produit de l’imagination du récepteur de l’œuvre. C’est un ami imaginaire, un fantasme, une idée de personne fondée sur les œuvres qu’elle nous propose. L’auteur réel est l’homme, avec ses défauts. Ainsi Stéphane Davet brocarde-t-il le soin que Jean-Michel Jarre met à conserver une apparence juvénile (« fringant sexagénaire »), ainsi que ses prétentions à « réécrire l’histoire de la musique électronique ».
Or, rien de tout cela ne compte : quand on lit l’Emile, peu importe que Jean-Jacques Rousseau se soit mal conduit avec ses propres enfants. Partant, quand bien même Jean-Michel Jarre se teindrait-il les cheveux en rose bonbon ou se proclamerait-il sur tous les plateaux télé le plus grand génie depuis Mozart que cela n’affecterait pas la nature de sa musique. Nul n’est d’ailleurs obligé de regarder la télévision ni même, en ces temps de musique dématérialisée, de regarder les pochettes des disques.
La deuxième stratégie offensive consiste à confondre, toujours au fil de la plume, les qualités subjectives d’une œuvre avec ses propriétés objectives. Les « ritournelles » de Jarre posséderaient ainsi, selon Stéphane Davet, « un lyrisme pour générique télé et un futurisme d’images d’Épinal », sans parler de leur « mégalomanie ». Or ce ne sont pas là des propriétés relatives aux sons musicaux ; ce sont des impressions personnelles d’auditeur.
Transformer ses préférences en vérité
« Nombreux ont été [les autres musiciens électroniques, comme] Tangerine Dream ou Kraftwerk, à mieux rêver, émouvoir et danser que lui », poursuit le journaliste dans un style « historien ». Mais ce n’est pas de l’histoire… En toute honnêteté il aurait dû dire : « Je préfère Tangerine Dream ou Kraftwerk à Jean-Michel Jarre ».
Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Parce qu’il s’est senti le droit de parler au nom des personnes qui écrivent l’histoire de l’art. Soyons plus précis : entre la vérité universelle (« A est supérieur à B ») et la vérité subjective (« Je préfère A à B »), se glisse la vérité intersubjective, qui s’énonce ici de la façon suivante : « La majorité des personnes qui occupent des postes dominants dans la sphère culturelle préfèrent Tangerine Dream ou Kraftwerk à Jean-Michel Jarre ».
Et puisque l’histoire est écrite par les vainqueurs, leurs goûts (subjectifs) tendent à se transformer en vérité universelle. Comment se fait-il que les millions d’acheteurs de disques de Jean-Michel Jarre ne fassent pas le poids, en matière de légitimité artistique, face à la poignée de gens qui ont acheté Alpha Centauri (Tangerine Dream) ou Kometenmelodie (Kraftwerk) ? Parce que ce n’est pas une question de nombre, mais de pouvoir. De plus, les seconds savent bien parler de leurs goûts ; ils s’expriment avec élégance, dans des cadres médiatiques ou institutionnels prestigieux. Ce déploiement de force symbolique intimide volontiers les premiers, qui n’ont pas toujours « les mots pour le dire ». Et pourtant, il est bien impossible de démontrer rationnellement, en décrivant ses seules propriétés sonores, qu’une musique est supérieure à une autre. La question est seulement de savoir si elle trouve ou non de puissants défenseurs.
De la balkanisation culturelle
J’ai sans doute eu plus mal que Jean-Michel Jarre en lisant cette critique, et je me demande combien de temps la cicatrice restera. Non qu’il fasse partie de mon petit Panthéon musical portatif ; j’ai moi aussi d’autres goûts. J’ai plutôt pensé à toutes les personnes qui l’aiment sincèrement, toutes celles à qui ses disques ont remonté le moral. Que se passera-t-il si elles tombent sur cette chronique assassine ? Il faudra compter, sans doute, avec la « honte culturelle » de quelques-unes, comme disait Pierre Bourdieu. Celles qui penseront : - « Mon Dieu j’ai raté ma vie de mélomane ; j’ai donné mon cœur à un imposteur ! ».
Elles iront acheter Alpha Centauri ou Kometenmelodie, et quelques-unes risquent même d’être convaincues que « c’est meilleur ». Mais les autres, celles qui savent que la musique de Jean-Michel Jarre est très importante pour leur vie quotidienne ? Puisque le mépris est un sentiment réciproque aussitôt détecté, elles mépriseront Stéphane Davet, et dans la foulée peut-être les journalistes parisiens, les snobs, intellos, bobos, etc., autant d’épithètes navrantes qui tiennent le même rôle que le non moins navrant « beauf » : désigner le manant, le philistin, celui qui m’est inférieur parce que ses goûts sont bas ou relèvent de la pose snob.
Ainsi par le « dégoût du goût des autres » (Boudieu encore), la société se balkanise-t-elle aussi dans sa dimension culturelle – et pas seulement dans ses dimensions économique, religieuse, politique et sexuée. Comme si nous avions besoin, par les temps qui courent, de coupures supplémentaires !
NB : Le titre de cet article instaure un compromis entre la boutade du journaliste Yvan Audouard dans ses _Pensées provisoirement définitives en 2002 (« Les coupures de presse sont celles qui cicatrisent le plus vite ») et sa copie inversée, plus célèbre que l’original, par l’avocat Jean-Marc Fédida lors du procès Clearstream en 2008 (« Les coupures de presse ne cicatrisent jamais »)_.