Les économistes sont à nouveau au pied du mur. Déjà en 2008, la crise financière globale les avait amenés à s’interroger sur la répétition des crises économiques dans l’histoire : « Pourquoi les crises reviennent-elles à intervalles réguliers, ruinant tous les succès des années de prospérité, un peu comme la grippe saisonnière ou plutôt comme la peste ou le choléra ? » s’interrogeait Paul Krugman, professeur d’économie au MIT et lauréat d’un « prix Nobel ».
Si cette question résonne intimement avec l’actualité, elle paraît quelque peu dépassée. D’abord parce qu’avec la crise liée au Covid-19, c’est la double peine : on a à la fois crise économique et pandémie majeure ! La peste et le choléra ! Ensuite parce que les leçons de la crise économique de 2008 n’ont malheureusement pas été tirées. Malgré les discours appelant à un monde nouveau, aucune inflexion majeure n’a été engagée vers un nouveau modèle économique débarrassé d’un régime de croissance générateur d’inégalités et d’exploitation humaine, et aux effets dévastateurs pour la survie de la planète.
Le confinement a au moins une vertu, celle de nous amener à nouveau à nous interroger sur les crises économiques. Il nous oblige « à nous réinventer », pour paraphraser la déclaration du président de la République Emmanuel Macron dans son allocution télévisée du 13 avril 2020.
Ainsi le confinement a-t-il produit une formidable effervescence des débats économiques sur la toile et dans les médias. Les économistes ne semblent pourtant pas à leur aise dans ce mouvement d’introspection collective, aussi soudain que prolifique. Habitués à détenir le monopole du commentaire à chaud et de la prophétie économique, ils observent ou participent aux débats avec une certaine prise de distance et parfois un zeste de perplexité.
Face à la crise, leur agilité intellectuelle et leur propension à alimenter le débat public semblent prises en défaut, mises en quarantaine, en comparaison des chercheurs des autres disciplines des sciences humaines et sociales.
Comment expliquer cet embarras des économistes à entrer de plain-pied dans le travail de réflexion collective ? Quelles solutions ont-ils à proposer ? La science économique est-elle en mesure d’apporter des solutions pour, dans un premier temps, empêcher l’effondrement total, et à plus long terme relever les défis économiques, sociaux et environnementaux du XXIe siècle ?
Aucun expert ne peut rien prédire
La confusion des économistes s’explique d’abord par le caractère inédit de cette crise par rapport à celles 1929 ou de 2008.
Les économistes avaient jusque-là pour habitude de distinguer les crises liées à l’offre de celles liées à la demande. Or ici, on a un télescopage entre un choc d’offre (dû au confinement et à la rupture brutale des chaînes de valeur globalisées) et un choc de demande (en raison de l’effondrement des revenus, de la multiplication des défauts de paiements et des anticipations pessimistes).
Les économistes sont pris au dépourvu d’autant plus que cette fois, c’est la planète entière qui est impactée : il n’y pas de « découplage » entre les différentes parties du monde, aucune zone de repli n’est à portée de vue. L’incertitude radicale, au sens de l’économiste anglais John Maynard Keynes, est totale : aucun expert ne peut réellement prédire quel sera le climat des affaires dans les prochains mois.
Une autre explication se trouve dans le caractère très particulier du statut de l’économiste lorsque son époque est confrontée à une grave crise. Un rapide détour épistémologique permet de se poser la question des effets de la crise sur le renouvellement de la pensée de la discipline. La théorie économique a son propre rythme de changement, et ce rythme s’inscrit dans un temps long. Cela peut sembler contre-intuitif, mais la crise n’entraîne pas la destruction immédiate de la pensée économique dominante, en dépit de ses errements passés.
Les réorientations sont lentes et tortueuses. Car les économistes ont du mal à changer de vision du monde et à se débarrasser des vieilles lunes. Donnons un exemple. L’hypothèse d’efficience des marchés financiers, développée par l’économiste américain Eugene Francis Fama dans les années 1960, constitue encore aujourd’hui le socle des cours d’économie financière, en dépit des crises financières à répétition et du fait que les traders eux-mêmes s’en sont détachés depuis la crise boursière américaine… de 1987.
L’inertie d’une pensée dominante pourtant sérieusement éprouvée s’explique aussi par la sociologie des économistes influents et des conseillers du prince. En Allemagne, pays où les thèses austéritaires ont la vie dure, les économistes influents sont des hommes, âgés, issus de think tanks plutôt que du milieu académique, avec deux fois plus de conservateurs que de progressistes.
La victoire en trompe-l’œil des hérétiques
Une autre erreur à ne pas commettre serait de croire que la crise économique favoriserait inévitablement l’émergence d’un nouveau paradigme fondé sur des théories hétérodoxes, restées dans l’ombre et sur le point de connaître leur heure de gloire. Certains se réjouissent un peu vite de voir à quelle vitesse des thèses économiques marginalisées, voire iconoclastes, se sont récemment retrouvées au cœur de l’agora économique.
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La Banque d’Angleterre assume désormais sans complexe le fonctionnement de la planche à billets alors que les économistes qui préconisaient ce type de politique étaient assimilés à des hérétiques il y a peu ! Que dire par ailleurs du succès de la modern monetary theory ?
L’approche, qui préconise une monétisation systématique de la dette publique et l’intervention de l’État en tant qu’employeur en dernier ressort, était jusqu’à peu déconsidérée dans les milieux académiques ; elle est aujourd’hui au cœur des réflexions économiques du parti démocrate dans la campagne présidentielle américaine, mais sera-t-elle encore en vogue l’an prochain ?
En réalité, l’hétérodoxie n’accouche pas d’une nouvelle orthodoxie à la faveur de la crise. La diffusion des thèses nouvelles est avant tout le résultat d’une convergence de diagnostics et de propositions entre des économistes hétérodoxes et des économistes orthodoxes « dissidents » et influents qui ont infléchi leurs positions.
Ces derniers remettent en cause les travaux de l’analyse dominante – celle que l’on retrouve dans les manuels d’économie – ou envisagent de relâcher les hypothèses de base des modèles canoniques, sans toutefois basculer dans l’hétérodoxie. En ce sens, le retour en grâce de la politique budgétaire et de l’interventionnisme étatique doit plus à l’entreprise de rénovation critique de la macroéconomie standard (engagée dans les années 2010 par les économistes Olivier Blanchard, Paul Krugman, Joseph Stiglitz ou Laurence Summers) qu’à la généralisation des programmes de recherche post-keynésiens ou institutionnalistes.
L’économiste contraint au retrait
L’épisode de la grande dépression des années 1930 confirme que la gravité de la crise a été l’occasion pour de nouvelles idées de s’imposer, mais que la relation n’est ni immédiate, ni simple. La politique du New Deal du président des États-Unis Franklin Delano Roosevelt n’est en rien redevable aux idées révolutionnaires de Keynes de l’époque. C’est plus le pragmatisme inspiré et audacieux de Roosevelt qui l’a engagé sur la voie de politiques innovantes et en rupture avec les codes de son époque. La « révolution keynésienne » n’a produit ses effets sur les politiques économiques qu’après la Seconde Guerre mondiale.
Avec la crise économique, on assiste ainsi à une revanche du politique. La science économique, encore prisonnière du dogme ancien et pas encore mûre pour faire émerger un nouveau paradigme consensuel, n’est plus en mesure de fournir une expertise crédible et solide au décideur politique.
Dans la « guerre » actuelle contre le Covid-19, l’économiste est contraint au retrait. Mis en quarantaine, il va alors chercher à combler son retard d’une guerre. Pendant ce temps, le policy maker, lui, agit comme jamais. Son action politique de réponse à la crise l’emporte alors sur toute forme de dogme, il n’y a pas application d’un cadre théorique préconçu.
Quand il y a deux ans, Emmanuel Macron s’adresse à une soignante du centre hospitalier universitaire (CHU) de Rouen, il justifie l’austérité budgétaire appliquée au secteur hospitalier en déclarant qu’il n’y a « pas d’argent magique ». « Si la dette frôle les 100 % du PIB, ce sont nos enfants qui vont payer » déclare-t-il devant les caméras. Confronté aujourd’hui à une crise économique et sanitaire sans précédent, il explique désormais que tous les moyens seront mis en œuvre pour juguler le Covid-19. C’est l’avènement du « quoi qu’il en coûte », et peu importe si la dette publique dépasse les 115 % à la fin de l’année 2020.
Un processus de reconstruction
Reste à savoir s’il s’agit là d’un revirement lié aux circonstances exceptionnelles de la pandémie ou d’une nouvelle doctrine destinée à bâtir les fondations d’une nouvelle société.
Au cœur des moments de crise, les discours sur la catharsis ressurgissent souvent mais ne conduisent pas nécessairement à une véritable rupture avec l’ancien monde. Dans un premier temps, la crise est perçue comme étant la solution : une opportunité à saisir nous projetant « dans le monde d’après, écrasant tous les dogmes, tous les préconçus idéologiques », pour citer l’économiste Olivier Passet. Mais au final, il n’en reste souvent rien.
Se contenter de sauver l’ancien monde sans s’engager dans la construction du futur à travers un « nouveau paradigme », tel que le propose un peu tardivement mais judicieusement l’ancien directeur général du Fonds monétaire international Dominique Strauss-Kahn, serait une erreur fatale.
La sortie de crise ne peut être assimilée à un simple processus de relance économique pour revenir au business as usual. Comme le rappelle le professeur d’économie à l’université de Boston Perry Mehrling, il ne s’agit pas d’un « simple retour au statu quo, mais d’un processus de reconstruction analogue à celui de l’après-guerre ».
Nul doute que les économistes, une fois sortis de la quarantaine et guéris du Covid-19, auront leur mot à dire dans l’édification d’un nouveau système de pensée au cœur duquel seront replacés l’homme et les considérations sociales et écologiques.
Ce texte est publié simultanément dans la collection « Le virus de la recherche », une initiative de l’éditeur PUG en partenariat avec The Conversation et l’Université Grenoble-Alpes.