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Les élections de 2022 font-elles de la France un pays d’Europe de l’Est ?

Emmanuel Macron accompagné d'un garde du corps au Touquet
Emmanuel Macron quitte le bureau de vote du Touquet le 19 juin 2022 après le second tour des élections législatives. Ludovic Marin / AFP

Les élections législatives françaises de 2022 ont produit une Assemblée nationale sans majorité absolue tandis que de larges alliances, à gauche et à la droite radicale, ont été les principaux gagnants.

Face à la montée en puissance de ces franges politiques et à la fragmentation de l’assemblée, certains ont décrié la France comme ingouvernable. Ce que ces commentateurs n’ont pas remarqué, c’est que la France commence, selon nos observations, à ressembler à un pays typique de l’Europe de l’Est.

L’élection présidentielle a confirmé le déclin continu des partis traditionnels établis. Le Parti socialiste et Les Républicains – les deux partis qui ont dominé la vie politique tout au long de la Ve République – ont été relégués à un statut marginal. Le parti socialiste s’est effondré. Après un résultat catastrophique de 1,74 % pour la candidate socialiste à la présidentielle, il a rejoint les rangs des Verts et de la gauche radicale aux législatives.

Si cette large alliance de gauche est arrivée en deuxième position et a contribué à la défaite de la majorité parlementaire du président Macron, le Parti socialiste n’a, lui, obtenu que 28 représentants – soit 4,6 % des 577 sièges. Les Républicains, incarnation actuelle du centre-droit gaulliste, ont connu un déclin électoral moins précipité mais néanmoins significatif, passant de 100 à 61 sièges, et de la deuxième à la quatrième place.


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Un déclin partisan similaire à celui des pays d’Europe de l’Est

Cette disparition des forces traditionnelles suit le modèle des pays d’Europe de l’Est, comme la Hongrie, la Pologne, ou la République tchèque, où même les partis politiques historiques et socialement enracinés, tels que les sociaux-démocrates, ont tendance à succomber face à de nouveaux venus. Les sociaux-démocrates tchèques, par exemple, ont perdu leur représentation parlementaire l’année dernière.

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Dans le cas français, la force destructive n’est ni la gauche radicale ni la droite radicale, mais le président élu en 2017 – un homme ayant créé son parti quelques mois avant – ayant pris pied dans le système républicain et l’administration antérieure.

Comme un entrepreneur politique (au sens de fondateur d’une nouvelle force politique) d’Europe de l’Est en quête de pouvoir, Emmanuel Macron a d’abord torpillé, puis finalement coulé la gauche socialiste avec sa campagne centriste mais « anti-système » de 2017. Au cours de son premier mandat présidentiel, Emmanuel Macron a confirmé son tournant en faveur de la droite économique, éviscérant lentement les Républicains, les poussant à se replier vers plus de conservatisme.

Le Président Macron a enfin habilement alimenté la concurrence politique sur des thèmes culturels en mettant en avant son libéralisme pro-européen, tout en permettant à ses ministres d’attiser les tensions culturelles en dénonçant l’« islamogauchisme » (soutien prétendument inacceptable au particularisme ethnique) parmi la gauche, les jeunes et les universitaires. Cette stratégie a rétréci la compétition politique à une opposition binaire Macron vs la droite radicale de Marine Le Pen, que le président sortant savait pouvoir gagner.

Sa victoire de 2022 a porté l’estocade aux socialistes et laissé les Républicains mal en point. En fin de compte, cela a ouvert la porte à une profonde polarisation culturelle entre les classes rurales, les classes moyennes inférieures et les milieux éduqués en milieu urbain. Cela rappelle les profonds clivages culturels de pays comme la Pologne ou la Hongrie, où les mêmes types de citoyens sont divisés par leur nationalisme et conservatisme culturel.


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Des partis politiques purement nominaux

Deuxièmement, avec l’effondrement des socialistes et le déclin prévisible des Républicains, La France, comme l’Europe de l’Est, se retrouve avec des partis politiques purement nominaux. La « République en marche » d’Emmanuel Macron, le « Rassemblement national » de Marine Le Pen et « La France insoumise » de Jean-Luc Mélenchon – les trois forces dirigeantes de la nouvelle assemblée – sont des plates-formes électorales personnalisées conçues pour soutenir leurs dirigeants.

Le nom original du parti d’Emmanuel Macron « En Marche », imitant ses initiales, rappelle trop douloureusement les partis slovènes explicitement nommés d’après leurs dirigeants, comme le parti de Miro Cerar Premier ministre slovène entre 2014 et 2018.

Il est difficile d’imaginer que le parti survive à son fondateur une fois son second mandat présidentiel terminé. Paradoxalement, le plus ancré des partis dominants est désormais le Rassemblement national, datant de 1972. Bien sûr, le Rassemblement est une entreprise familiale transmise de père en fille, encore un ingrédient typique de l’Europe de l’Est. Pensons par exemple au binôme Kallas et Kallas en Estonie, Landsbergis et Landsbergis en Lituanie, ou aux tentatives infructueuses du président tchèque Václav Klaus d’établir le parti de droite radicale de son fils.

Avec ces trois partis dominants, le conflit politique dans la nouvelle assemblée ressemble à celui de la Pologne – une division triangulaire entre les libéraux de centre-droit (Macron – Plateforme civique), la gauche (Mélenchon – Lewica, etc.) et la droite radicale (Le Pen – PiS, Korwin, etc.).

Cette concurrence est profondément instable car le profond conservatisme nationaliste de la droite radicale reste rédhibitoire pour les autres, tandis que la gauche et le centre-droit se divisent profondément sur les questions économiques et sociales. Cela peut déboucher soit sur de l’instabilité, soit sur la domination éventuelle de l’un des trois – en Pologne, c’est le cas de la droite radicale.

Une fragmentation à gauche

Enfin, comme en Pologne ou en Hongrie, la gauche française est fragmentée. Peu de temps après les résultats des élections, il est devenu clair que l’alliance de gauche, malgré son succès électoral, resterait une alliance électorale. Le groupe parlementaire unique proposé par Jean-Luc Mélenchon fut immédiatement refusé par les socialistes, les Verts et les communistes.

Bien que représentée par 131 députés, l’alliance s’est dispersée en quatre blocs, dont le plus important – La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon – n’aura que 84 sièges et ne sera que la troisième force à l’assemblée. Tout en s’accordant sur un certain nombre de politiques sociales, les quatre partis sont susceptibles de diverger sur une pléthore de questions importantes allant de la gestion de l’euro à la réponse à la guerre russe en Ukraine.

De plus, la gauche est enfermée dans une lutte profonde avec le Rassemblement national sur la représentation des couches sociales les plus faibles. Avec des taux de participation électorale de 47,5 et 46,2 % respectivement au premier et au second tour, la France affiche des niveaux d’abstention significativement plus élevés qu’aux élections législatives tchèques ou hongroises oscillant entre 67 et 69 % de participation. Même la course présidentielle française, avec un taux de participation de 72 et 73 %, s’en rapproche.

Une étude du CEVIPOF après l’élection présidentielle démontre que ce sont les différentes formations de la droite radicale, notamment le Rassemblement national, qui reçoivent la plus forte proportion de leur soutien des « classes populaires ». Ce sont les classes « moyennes » qui tendent à prédominer parmi les électeurs de gauche. Jean-Luc Mélenchon est soutenu presque à parts égales par les classes « populaires » et « moyennes ». La capacité de la gauche à supplanter la droite radicale dans les couches sociales les plus basses est donc précaire.


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Regarder à l’Est

L’absence de majorité absolue est nouvelle en France ou, du moins inhabituelle, alors qu’elle est un fait régulier de la vie politique en Europe de l’Est.

L’obligation pour Macron de négocier avec des opposants à sa droite et à sa gauche pourrait insuffler à la politique majoritaire française une saine dose de dialogue et de compromis. Cependant, avec un système politique déraciné, une concurrence politique déchirée par un fossé culturel profond et stratégiquement attisé, et dominé par des partis personnalistes qui ne survivront probablement pas à leurs fondateurs (ou à leurs descendants), l’avenir de l’Assemblée nationale française pourrait tout aussi bien ne pas être sur les rives de la Seine, mais sur les rives du Danube. Les analystes politiques qui cherchent à comprendre la France pourraient bien considérer les leçons offertes par le développement de l’Europe de l’Est.


Cet article en partenariat avec le site Poliverse fait suite à un colloque scientifique. Il a fait l’objet d’une publication en anglais et en tchèque.

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