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Les émotions du paléontologue ne sont pas celles que l’on croit

Rechercher les traces de la biodiversité passée n’est pas nécessairement une partie de plaisir.

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science, qui a lieu du 1er au 11 octobre 2021 en métropole et du 5 au 22 novembre 2021 en outre-mer et à l’international, et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition a pour thème : « Eureka ! L’émotion de la découverte ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


Un matin de juin 2007, en route vers le site paléontologique de Shungura, dans le sud-ouest de l’Éthiopie. Sur le calendrier, c’est la saison sèche. En pratique, nous venons d’essuyer plusieurs journées de pluie, et dès que nous avons entamé la descente dans la vallée de l’Omo, la piste s’est transformée en champ de boue.

Tous les neufs, nous nous sommes relayés pour pousser et dégager à la pelle les trois 4 x 4, chargés des vivres et du matériel que nous comptions utiliser pendant trois semaines à Shungura. Ça fonctionne jusqu’à la plaine de Washa, mais là, le sol noir, très argileux et collant, nous a piégés.

Présentation des missions de terrain du laboratoire Palevoprim (2019).

Alors ce matin-là, nous replions sans joie nos petites tentes sales et trempées. Après un brin de soleil, les nuages s’amoncellent de nouveau et nos espoirs d’une journée sèche s’envolent. Je me demande si nous pourrons repartir. Quelques minutes plus tard, il me semble obtenir une réponse : dévalant de la montagne, l’eau inonde la plaine…

Émotions dispensables

Ainsi, rechercher les fossiles, témoins de la biodiversité passée, n’est pas nécessairement une partie de plaisir. Bien sûr, les restes d’un dinosaure ou d’un félin à dents de sabre sont impressionnants, le squelette d’un hippopotame nain est surprenant, les os de Lucy sont touchants. L’effet « waouh » semble garanti, ce qui fait de la paléontologie une science particulièrement « cool » aux yeux du public, notamment des plus jeunes. Les émotions des paléontologues sont pourtant loin d’être toutes positives : angoisse – comme ce jour-là à Washa, fébrilité, ennui, et indignation sont également au rendez-vous.

La fébrilité, je l’ai expérimentée deux années auparavant, en participant à une mission dans le moyen Awash au nord-est du pays, sous la conduite du paléoanthropologue américain Tim White. L’un de nous venait de trouver une dent humaine, datée d’environ 4 millions d’années. Tim donne alors rapidement et fermement ses instructions : à genou, nous devons scruter chaque cm2 de la surface en suivant des lignes parallèles, afin de ne manquer aucun fragment, et ne rien déplacer ou endommager par un piétinement intempestif.

Pourtant, certains d’entre nous convergent vers le drapeau qui marque l’emplacement de la découverte, vont trop vite, se coupent la route. Ébahi, je demande à Tim ce qu’il se passe. Il me lâche, désabusé : « Hominid fever » – la « fièvre de l’hominidé ».

Indiana Jones, le cliché. Flickr, CC BY

Le terrain nous donne donc régulièrement des émotions fortes gênantes. Or, les fossiles sont rares, uniques et fragiles. Leur recherche et les conditions de leur découverte sur le terrain sont déterminantes pour leur analyse et leur interprétation. Le terrain doit donc être réalisé avec rigueur et éthique, et non pas perçu comme une aventure excitante guidée par le flair et des compétences de baroudeur – car quelles que soient les images fournies à et par la presse, nous ne sommes pas des Indiana Jones.

Même l’exaltation soulevée par la découverte la plus fantastique doit rapidement faire place à l’application de méthodologies permettant de recueillir les informations les plus complètes possibles.

Mortels fossiles

D’un autre côté, la rigueur nécessaire à la recherche en paléontologie peut engendrer des émotions plus ternes. Mesurer des os et des dents, les prendre en photo, les scanner, en reconstruire les images 3D, les observer sous toutes les coutures et consigner ces observations sont des tâches fastidieuses.

Appliquées répétitivement à des centaines de spécimens, les longues journées se succèdent, parfois solitaires, dans des salles de collections plus ou moins froides et obscures – de quoi générer un ennui mortel, sans parler des douleurs posturales.

Pourtant, c’est de ces confrontations a priori rébarbatives avec les fossiles que, paradoxalement, me viennent mes plus grandes joies paléontologiques, car elles permettent de comprendre, peu à peu, l’histoire de ces espèces éteintes et de leurs écosystèmes.

Finalement, que nous disent ces émotions, négatives ou positives, d’une science telle que la paléontologie, et des personnes qui la pratiquent ? De telles émotions sont ressenties dans bien des entreprises humaines et ne sont en rien spécifiques aux découvertes scientifiques. L’émotion est une valeur cardinale de notre société, constamment affichée et célébrée via les réseaux sociaux et les émoticônes. Dans ce contexte, pour améliorer l’attractivité de la science, il serait tentant de vouloir montrer que loin d’être un monstre froid et rationnel, la science est une activité à haute valeur émotionnelle ajoutée.

Une science qui donne du sens

Le concours « Ma thèse en 180 secondes » illustre assez bien une tentative de populariser la science par un biais émotionnel. En trois minutes, impossible de détailler le contexte scientifique, les concepts, les objectifs, les objets, la méthodologie, les précautions et les limites, les résultats attendus, leurs implications théoriques et/ou pratiques. Pour faire bonne figure dans ce concours d’éloquence, il faut donc déployer un vrai talent pour communiquer des émotions aux spectateurs.

D’un point de vue médiation, de communication ou de marketing, cette approche est sans aucun doute efficace, mais l’exercice ne donne en aucun cas une idée juste et précise du quotidien des doctorants, de leur cadre de travail, de la réalité de leurs recherches et de leurs implications.

L’observation des fossiles se réalise souvent en solitaire et dans des décors austères. J.-R. Boisserie/OGRE

Quant aux moments « Euréka ! », ils ne constituent des avancées remarquables qu’à titre tout à fait exceptionnel ; dans l’immense majorité des cas leur charge émotionnelle est de faible intensité et de courte durée, car ils s’inscrivent toujours dans des travaux de longue haleine. Cet affichage entretient l’image fausse d’une science construite par des individus géniaux travaillant de manière isolée.

Heureusement, la représentation du savant halluciné vivant en marge de la société, comme le « Doc’ » Emmett Brown dans les films Retour vers le futur disparaît petit à petit de l’imaginaire collectif. D’autres stéréotypes plus humains, beaucoup plus proches de nous, et surtout travaillant au sein de la communauté scientifique, semblent aujourd’hui les remplacer. En témoignent par exemple les personnages de la série américaine The Big Bang Theory.

Les scientifiques sont souvent passionnés par leur activité, voir en sont totalement accros. Parfois, leur métier réalise un rêve de gosse. Certains caressent secrètement l’espoir de la célébrité ou affirment leur goût pour la compétition. Les paléontologues ont des satisfactions aussi fun et vertigineuses que reconstruire des créatures disparues il y a des millions d’années. Malgré cela, leur activité diffère de l’art, du sport et des drogues en ce qu’elle ne vise pas à vivre et faire vivre des émotions plus ou moins individuelles.

Décrire et comprendre notre univers est une entreprise humaine sans équivalent. En effet, elle ne fonctionne que parce que nous avons admis que nous n’en verrions jamais l’issue, et que les découvertes de toute une vie seront pour l’essentiel réfutées par les avancées futures.

L’émotion ne semble donc pas forcément l’approche la plus adéquate pour parler de la science, de sa démarche et de sa complexité. Pour dénicher les paléontologues de demain, il pourrait être plus intéressant de parler du sens que cette science donne à nos vies. À moins, bien entendu, que la société, tout en célébrant l’émotion de ses scientifiques, ne s’ingénie à les précariser et les priver de moyens. Et revoilà l’indignation…

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