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Les femmes cadres, victimes oubliées des violences conjugales

La diffusion du numéro spécial pour femmes victimes de violences est importante, il peut néanmoins aider de nombreuses femmes victimes ou témoins à rompre l'isolement. Eric Feferberg/AFP

Alors que la 103e femme est morte sous les coups de son compagnon ou ex-compagnon en cette rentrée de septembre en France, le gouvernement lance un Grenelle des violences conjugales sur tout le territoire, conjointement avec les collectivités et les associations. Les résultats seront publiés à l’occasion du 25 novembre, qui est la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.

Si les annonces ont été jugées ambitieuses, de nombreux points demeurent peu abordés et d’autres ont été jugés trop faibles par les spécialistes du secteur.

Parmi ces zones d’ombres, celles des victimes dont la parole est peu entendue.

C’est dans cette perspective que nous avions mené une enquête en 2018 dans le département de la Gironde, financée par la mairie de Bordeaux à l’initiative de l’association Centre accueil consultation information sexualité (CACIS).

Contrairement à de nombreuses idées reçues, nous avons ainsi mis en évidence une population relativement peu présente des statistiques officielles : les femmes cadres et épouses de notables. Ces dernières sont ainsi avocates, cheffes d’entreprise, femmes d’élus, de grands chefs d’entreprise ou présidents d’associations caritatives.

Toutes les femmes cadres ou de notables interrogées dans cette enquête vivaient avec un homme cadre. C’est pourquoi ces résultats se lisent ainsi, sans pour autant reconnaître une norme hétérosexuelle ou d’endogamie sociale.

Des chiffres complexes et des parcours très segmentés

Rappelons que les premières enquêtes et analyses sur les chiffres comptabilisant les violences conjugales en France remontent à seulement 2005.

En dehors du chiffre noir qui reste encore largement sous-estimé, le parcours des femmes ayant déposé plainte ou ayant été suivies demeure très segmenté, d’où la difficulté d’apporter une réponse globale. Parfois, certaines mettent plus de dix ans, voire davantage à quitter le conjoint violent de manière définitive.

Les femmes en situation de grande précarité se retrouvent assez fortement représentées au sein des institutions comme les centres d’hébergement d’urgence dédiés ou non aux violences conjugales ou les Services intégrés de l’accueil et de l’orientation (SIAO). Elles appellent souvent après avoir été contraintes de quitter leur domicile conjugal, par manque de ressources matérielles ou d’un réseau sur lequel s’appuyer).

Lors de notre enquête, nous avons croisé les chiffres des institutions, des associations dédiées et non dédiées avec celui d’une enquête de victimation, en face à face et par voie électronique, où les principaux informateurs sont les personnes concernées permettant ainsi de rendre la parole aux victimes. Parmi elles, nombreuses sont les femmes qui « échappent » au regard des institutions.

La série Big Little Lies, sur OCS, produite entre autres par Reese Whiterspoon, s’est emparée de la question de la violence au sein de milieux aisés américains.

85 % des répondant·e·s connaissent une victime dans leur entourage

Plus de la moitié des femmes (53 %) interrogées ont déclaré subir ou avoir subi des violences conjugales. Près de 85 % des répondant·e·s connaissent une femme victime de violence dans leur entourage (principalement une amie, un membre de la famille ou une voisine). Le type de violences les plus fréquemment relevées sont (les réponses dépassent 100 % car une même femme peut cumuler les types de violences) :

  • Les violences psychologiques (61 %)

  • Les violences physiques (55 %)

  • Les violences sexuelles (29 %)

Les violences physiques sont plus souvent rapportées par un tiers témoin direct ou indirect, tandis que les violences sexuelles sont autoreportées par les victimes ; ce qui montre l’ampleur du chiffre noir concernant ces violences-ci. Les violences économiques (privation de nourriture, de papier…) sont peu relevées car elles sont invisibles par l’entourage et empreintes d’une forte violence symbolique pour les victimes. Il est donc extrêmement difficile de les qualifier et de les quantifier.

Enfin, les violences psychologiques (les plus citées) ne sont pas nécessairement comprises par l’entourage et les institutions comme en témoigne cette femme de 42 ans :

« Cette violence psychologique est exercée par mon ex-conjoint (divorce en 2012) depuis des années malgré mes stratégies de distanciation et d’indifférence à ses propos pour ne pas donner de prise. Son acharnement s’est accentué depuis février car il a réussi à “rapter” physiquement et mentalement nos deux enfants de 13 et 11 ans qui sont dans un discours de rejet et une haine totale vis-à-vis de moi. Des investigations sociales ont eu lieu et ont confirmé l’emprise paternelle et le danger pour les enfants ; le juge des enfants est saisi et doit intervenir dans deux semaines… Mais dans les faits, depuis sept mois, je n’ai pas pu passer une seule journée avec mes enfants, malgré mes tentatives continues d’exercer mon droit de visite (et aucun soutien de la police). Comme si le système et le temps extrêmement lent de la justice donnaient raison à ces violences en les laissant exister librement. Le drame de cette violence psychologique réside également dans son invisibilité ».

S’en sortir « seule »

Près de 85 % des femmes ayant répondu à l’enquête déclarent avoir parlé des violences subies avant de répondre à notre questionnaire. En creux, cela signifie que pour 15 % des répondantes, l’enquête a été l’occasion de libérer leur parole, ne serait-ce que par voie numérique. Ces chiffres nous indiquent donc des possibilités, pour les victimes, d’évoquer les faits.

Par ordre croissant, les répondantes se sont confiées majoritairement à (le total fait plus de 100 % une même femme peut se confier à plusieurs personnes, institutions, en même temps) :

  • Une amie (45 %)

  • À un membre de la famille (31 %)

  • Police/gendarmerie (30 %)

  • Association (28 %)

  • Un médecin (20 %)

  • Un personnel médicosocial (5 %)

Contrairement à celles qui se trouvent dans des parcours institutionnalisés, majoritairement en grande précarité, près des trois quarts des femmes ayant répondu à notre questionnaire occupent un emploi.

Parmi elles, plus de 40 % appartiennent à la catégorie cadres ou assimilées. Ces éléments démontrent un angle mort que nombre d’institutions ont relevé durant l’enquête : les femmes financièrement autonomes et/ou désireuses de conserver une certaine réputation ou celle de leur conjoint, « s’en sortent seules » dans un silence lourd de conséquences.

Expliquer l’invisibilisation

Notre enquête révèle ainsi qu’une part importante de femmes cadres et d’étudiantes victimes n’appellent pas ces centres ou ces institutions du fait de leurs ressources matérielles ou en raison de la proximité de leur entourage.

  • Le parcours aidé par l’environnement proche :

Ce ne sont pas toujours les ressources propres qui permettent le départ, mais celles de proches qui vont les héberger, les aider. La famille, un.e ami.e prennent en charge le départ et la sortie des violences. Ces femmes peuvent ainsi ne jamais apparaître dans les structures. Ce sont souvent leurs proches qui contactent les associations dédiées, sans déposer de plainte pour autant. Elles ont ainsi parfois peur de ne pas être crues, ou pensent qu’il est moins coûteux de partir et d’éviter une longue et douloureuse procédure.

  • Le parcours des femmes matériellement autonomes :

Autonomes financièrement, elles quittent le domicile conjugal sans porter plainte, ni saisir la justice autrement que pour signifier la séparation ou demander le divorce. Ces femmes entrent ainsi dans les statistiques de divorce, mais jamais ou rarement dans celles des violences conjugales. Parlant pas ou peu des violences subies, nombre d’entre elles ont, a posteriori, désiré être interviewées dans le cadre de l’enquête pour aborder leur passé traumatique enfoui et le harcèlement de leur ex-conjoint.

Certaines ont déclaré avoir privilégié le déménagement de lieu, voire ont demandé des mutations à l’étranger. Telle cette femme cadre de 46 ans :

« J’ai vécu deux ans une situation de violence dans mon couple. J’ai été également victime d’une agression sexuelle par quelqu’un d’autre. J’ai aussi connu une amie victime de violences, mais je n’en ai jamais parlé. Je suis partie vivre à Bordeaux où je recommence une nouvelle vie. »

L’autonomie vectrice d’isolement

Dans ce contexte, l’autonomie devient aussi vectrice d’isolement. Les femmes partent sans en parler à quiconque pour plus de la moitié d’entre elles, sans aucun accompagnement, grâce ou à cause de leurs revenus permettant de changer de vie.

Il en est de même pour les femmes de notables victimes de violences. Une inspectrice de police nous a ainsi confié :

« Elles sont nombreuses, mais disparaissent des radars. J’en connais quatre dans mon entourage. Mais aucune ne porte plainte, ni ne demande d’aide ».

Parmi ces femmes un grand nombre est également victime de violences économiques malgré un niveau de vie extérieur confortable. Il nous a été ainsi relaté l’exemple d’une épouse de notable qui était couverte de bijoux et de vêtements de luxe par son mari, mais qui n’avait pas un euro pour se nourrir. Lorsqu’elle en a parlé autour d’elle, en plus de ne pas la croire, ses proches l’ont considérée comme ingrate et trop gâtée. C’est par le biais d’une association militante que la justice a pu l’entendre.

Ces femmes ont ainsi peur de mettre en danger la réputation de leur époux, mais aussi de subir des pressions si elles le dénonçaient.

En effet, l’une des rares femmes à avoir voulu déposer plainte s’est vue proposer une main courante :

« Le dépôt de plainte a été refusé par la police qui l’a transformé en main courante. L’agresseur a été entendu dans une démarche contradictoire, comme il occupait des fonctions importantes dans le monde associatif et politique, il a été entièrement blanchi en dépit d’une ITT, d’un constat de l’hôpital et du passif d’une plainte précédente émanant d’une autre femme ».

Des auteurs largement impunis

Pour toutes ces raisons évoquées, les femmes cadres et épouses de notables ne portent pas ou peu plainte. Et lorsqu’elles le font (pour près de 2 % d’entre elles), elles pâtissent de stéréotypes peu favorables contrairement à leur conjoint ou ex-conjoints jouissant d’une grande reconnaissance sociale. Et, contrairement aux auteurs de milieu social moins légitimé et aux hommes racisés, cette typologie d’auteurs bénéficie d’une empathie importante de la part de leurs proches et de l’entourage personnel ou institutionnel en raison de leur réputation ou de leur réseau.

Prendre en compte ces femmes et nommer ces catégories d’auteurs pourrait être facilement envisagé en formant les avocat·e·s aux signaux qu’ils ne peuvent manquer de voir : divorces sans raison apparente, confusion dans les propos, peur à l’évocation du nom du conjoint…

Ne pas accompagner ces femmes, c’est les laisser sans suivi avec les risques post-traumatiques afférents, mais c’est aussi permettre à ces auteurs d'agir en toute impunité. Et enfin, d’un point de vue social et sociétal, cela continue à circonscrire les violences à l’homme pauvre et/ou racialisé. Ces phénomènes d’essentialisation que l’on retrouve également dans le harcèlement de rue permettent d’éviter de parler des violences exercées dans les sphères de pouvoirs.

Ainsi, il est toujours plus aisé de traiter le sexisme dans les stades que sur les terrains de golf, pourtant tout aussi omniprésent.

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