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Dessin d'un démon recouvrant une femme nue sur un livre de Baudelaire.
Dessin de Jan Frans De Boever, “Epigraphe pour un livre maudit”, 1924, illustrant le vers introductif de l'édition définitive des “Fleurs du mal” de Baudelaire. Arts & Antiques St. John/Wikimedia, CC BY

Les femmes censurées des « Fleurs du mal »

Au XIXe siècle, la poésie française connaît une période de renouveau. C’est une époque de divergences, de contrastes : de nombreux auteurs et écoles artistiques développent à travers leurs écrits une manière très personnelle de voir le monde.

Il en résulte une grande variété de courants littéraires : romantisme, réalisme, naturalisme, symbolisme et décadentisme, entre autres.

Peinture d’un homme lisant assis à une table
Portrait de Charles Baudelaire par Gustave Courbet. Musée Fabre/Wikimedia

C’est dans ce contexte de diversité artistique qu’émergent des auteurs comme Charles Baudelaire. Classé plus tard parmi les « poètes maudits », Baudelaire a vécu le XIXe siècle à l’image de la jeunesse bohème qui l’entourait. De l’alcoolisme à la consommation d’opium, en passant par la prostitution et les maladies vénériennes, la vie de Baudelaire est très éloignée de la morale catholique qui prévaut dans la société de l’époque.

À une époque où la vie personnelle infuse la littérature, il n’est pas surprenant que ces thèmes aient fini par imprégner la production artistique de l’auteur.

Les Fleurs du mal

L’œuvre la plus connue de Baudelaire est sans aucun doute Les Fleurs du mal. Ce recueil de poèmes, qui a tant influencé la poésie, a été réécrit et modifié plusieurs fois avant d’être finalement publié.

Deux éditions ont vu le jour du vivant de l’auteur, avec des modifications substantielles dans leur structure : l’édition de 1861 ne reprend pas les six poèmes censurés, mais en ajoute 32 autres, tandis qu’une publication partielle d’Auguste Poulet-Malassis en 1866 ose inclure les poèmes « interdits ». La première édition considérée comme définitive est l’édition posthume de 1868. Cependant, les 151 poèmes de cette version ne comprennent pas non plus les textes censurés.

Pourquoi ces poèmes ont-ils été « éliminés » de l’œuvre ?

Dès la première publication des Fleurs du mal, le 25 juin 1857, la vie immorale de Baudelaire (et donc sa littérature) suscitent une vive controverse : six poèmes sont censurés, pour cause de blasphème.

Première page d’un journal du milieu du XIXᵉ siècle
Première page du Figaro du 5 juillet 1857 critiquant les Fleurs du mal. Gallica/Bibliothèque nationale de France, CC BY

Quelques jours plus tard, dans son édition du 5 juillet, le célèbre journal Le Figaro publiait la critique suivante des Fleurs du mal :

« Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les folies de l’âme, à toutes les putréfactions du cœur ; quand même il les guérirait, mais elles sont incurables. »

Après plusieurs articles de presse qualifiant l’ouvrage d’immoral, l’affaire est portée devant les tribunaux : le 21 août de la même année, Baudelaire est condamné pour outrage aux bonnes mœurs. Outre l’amende de trois cents francs, le tribunal décide d’interdire les poèmes « Les Bijoux », « Le Léthé », « À celle qui est trop gaie », « Lesbos », « Les Femmes maudites » et « Les Métamorphoses du vampire ».

Ce n’est qu’en 1949 qu’un tribunal français lève l’interdiction de publication de ces textes, estimant près d’un siècle plus tard que « les poèmes visés par la prévention ne contiennent pas de termes obscènes ou même grossiers et n’excèdent pas, dans leur forme expressive, les libertés laissées à l’artiste ».

En finir avec la femme idéalisée

L’un des arguments phares de ces dénonciations repose sur l’image de la femme dans Les Fleurs du mal. Baudelaire explore la figure féminine sous un angle profondément contraire aux normes morales de la France du XIXe siècle : lesbianisme, sadisme, prostitution et érotisme explicite n’ont pas leur place aux yeux des censeurs catholiques de l’époque.

Il faut rappeler que la France, malgré la Révolution française, ne devient un État non confessionnel qu’à partir de 1905. Les délits d’« atteinte à la morale publique » ou d’« atteinte à la morale religieuse » étaient encore pleinement en vigueur au XIXe siècle, ce qui peut nous donner une indication du poids que l’idéologie de l’Église possédait encore en France. Pour prendre un autre exemple, le célèbre ouvrage Madame Bovary a été fortement attaqué cinq mois avant Les Fleurs du mal pour les mêmes raisons.

À la femme idéalisée et divinisée du romantisme, Baudelaire juxtapose l’envers du décor : la prostitution et la femme fatale sont des concepts aussi réels pour l’auteur que la femme-objet de culte.

Si les sources d’inspiration féminines de Baudelaire (Marie Daubrun, Madame Sabatier, Jeanne Duval ou la propre mère de l’écrivain) sont des figures vénérées pour leur sainteté et leur bonté, Baudelaire analyse en profondeur les aspects sombres de sa relation avec certaines d’entre elles.

Dans Lesbos, par exemple, l’auteur explore, à travers diverses images, un sadisme inhérent à la condition féminine :

Tu tires ton pardon de l’éternel martyre,
Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux,
Qu’attire loin de nous le radieux sourire
Entrevu vaguement au bord des autres cieux !
Tu tires ton pardon de l’éternel martyre !

De même, dans « Les Métamorphoses du vampire », Baudelaire ajoute à cette volonté explicitement néfaste des images qui, dans le contexte de l’époque, représentent un érotisme qui ne peut que choquer le lecteur :

La femme cependant, de sa bouche de fraise,
En se tordant ainsi qu’un serpent sur la braise,
Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,
Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc :
“Moi, j’ai la lèvre humide, et je sais la science
De perdre au fond d’un lit l’antique conscience.
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,
Et fais rire les vieux du rire des enfants”.

Enfin, dans le poème « Femmes damnées (Delphine et Hippolyte) », Baudelaire expose sans ambiguïté une relation homosexuelle entre les deux femmes. Tout au long du poème, érotisme et réflexion sur le lesbianisme se succèdent à parts égales :

Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée !
Toi que j’aime à jamais, ma sœur d’élection,
Quand même tu serais une embûche dressée
Et le commencement de ma perdition !

Peinture d’une femme en robe blanche assise sur un canapé
Portrait de Jeanne Duval, maîtresse de Charles Baudelaire, par Édouard Manet. Wikimedia

Un provocateur né

Bien que, pour les lecteurs modernes, il puisse sembler que ces thèmes aient déjà été largement traités à travers toutes les formes d’art, pour le public de son époque, Baudelaire était un véritable provocateur.

La femme, jusqu’alors idéalisée, incarne désormais une dualité ange-démon qui inclut les aspects les plus sordides du vécu de l’auteur. De plus, Baudelaire explicite certains conflits idéologiques et moraux dont les fondements ne sont autres que le choc entre l’image irréelle de la « femme bonne », catholique et pure, et la réalité crue qui entoure le poète. En elle coexistent la bonté et la délinquance, la sexualité explicite et la pudeur, la prostitution et la censure moralisatrice.

Des raisons suffisantes pour envisager de censurer le poète à l’époque, mais pas assez pour arrêter l’irrésistible ascension des Fleurs du mal.

This article was originally published in Spanish

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