Validé, Nouvelle école, Reines, Diana Boss ou encore Salam ! : durant la saison médiatique 2021-2022, le grand public a pu découvrir un grand nombre de séries et documentaires mettant en scène des rappeuses. Dans les fictions, ce sont des artistes aguerries qui tiennent les rôles. Lalpha (Validé, saison 2, Canal+) est interprétée par Original Laeti, Malika (Diana Boss, France TV Slash) par Moon’A.
Dans les documentaires, on retient également la visibilisation de rappeuses – comme les auteures-interprètes du morceau AHOO dans Reines, pour l’amour du rap et comme l’incontournable Diam’s dans le très attendu Salam ! qu’elle a présenté à Cannes après plusieurs années de retrait de la vie publique. Enfin, c’est le télé-crochet Nouvelle École (Netflix), qui fait une petite mais notable place aux candidates féminines.
De quoi cette visibilisation est-elle le nom ? Présage-t-elle une nouvelle place de tête d’affiche des femmes dans le rap ou est-elle le signe d’un intérêt accru d’acteurs extérieurs au secteur professionnel du rap pour une question souvent débattue : où sont les femmes dans le rap ?
Le rap est-il une musique par et pour les hommes ?
Pour répondre à cette question, il faut regarder la construction de l’image sociale du rap durant ses quarante années d’existence en France. Comme nous l’écrivons avec Karim Hammou au sein de l’ouvrage 40 ans de musiques hip-hop en France paru en juin 2022, l’exploitation des musiques hip-hop au début des années 1990 a fonctionné selon des logiques de division sexuée du travail artistique. Parmi les genres musicaux rattachés aux musiques hip-hop, le rap parait être une musique d’hommes tandis que le RnB serait une musique de femmes :
« Ce phénomène s’explique notamment par des considérations liées aux hiérarchies normatives caractéristiques des contre-cultures musicales […]. Le rap français est associé à la contestation, à l’anticonformisme, mais aussi à la virilité, tandis que l’image du RnB renvoie à la séduction, à la « culture des sentiments », et à la féminité. »
Des processus de dévalorisation des femmes et du féminin, associés au mainstream, affectent alors les artistes et les œuvres. Ils s’observent dans les discours des amateurs des musiques hip-hop, comme le montrent les travaux de Paulo Higgins sur le soupçon de manque de compétence des publics femmes et queer de rap mais aussi dans les représentations véhiculées par la critique musicale comme l’a montré Karim Hammou en comparant la réception critique de Diam’s et de Booba.
Une surreprésentation des hommes en déclin ?
Mais alors, factuellement, quelle est la part des femmes dans le monde du rap ? L’enquête sur les pratiques culturelles des résidents en France de 1997, menée par le ministère de la Culture, indique une surreprésentation des hommes dans les publics du rap.
[Près de 70 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]
Cependant, cette surreprésentation décline comme le montrent Karim Hammou et Stephanie Molinero. En 1997, 70 % des personnes qui déclarent écouter du rap sont des hommes, en 2018, ce chiffre est de 57 %.
Les artistes de rap eux, demeurent très majoritairement des hommes, et plus ils rencontrent du succès commercial, plus cette masculinisation se confirme.
De 1990 à 2004, on comptait sur la production totale d’albums de rap moins de 5 % d’albums publiés par des rappeuses, et cette tendance ne semble pas avoir été profondément remise en cause dans les vingt dernières années comme le relève Karim Hammou dans un article à paraître « “J’suis une femme d’affaire/viens m’faire le café”. L’articulation des rapports de pouvoir dans la mobilité sociale des rappeuses françaises des années 1990 », (Biens Symboliques/Symbolic Goods, 2022).
Sur les quelque 1 450 artistes les plus primés et invités au sein de médias culturels généralistes identifiés dans nos travaux, les deux tiers sont des hommes, tous genres musicaux confondus (variétés, chanson, pop, rock, rap, RnB…).
Du côté du rap, la grande majorité des artistes sont des hommes : 83 % pour les rappeurs anglophones, 89 % pour les rappeurs francophones.
La féminisation du monde professionnel du rap semble donc relativement plus faible que celle du reste du monde de la musique. Cependant, ce dernier est lui-même fortement inégalitaire et la présence des femmes à des positions visibles et valorisées est marginale dans l’ensemble des professions musicales comme nous le faisions déjà remarquer avec Severin Guillard en 2020.
Médiatiser les carrières de femmes dans des mondes masculins
L’intrigue de la série Diana Boss explore cet enjeu : comment les femmes peuvent-elles faire carrière au sein de milieux professionnels masculins, que ce soit en tant qu’avocate dans le monde juridique ou en tant qu’artiste dans le monde du rap ?
La mise en parallèle de ces deux secteurs est convaincante : la place des femmes n’est jamais acquise dans les professions socialement valorisées.
La double ou triple stigmatisation dont certaines font l’épreuve (en tant que femmes, non blanches, voire issues de classe populaire) rend particulièrement difficile leur existence à une place publique et consacrée.
C’est ce que reproche par exemple la rappeuse Le Juiice dans le documentaire Reines, pour l’amour du rap (Canal+) :
Coller à une image
Les rappeuses rapportent les efforts demandés par les maisons de disques par exemple coller à une image perçue comme féminine que les professionnels de l’industrie imaginent être attendue par les publics.
Le style vestimentaire est travaillé avec des stylistes et le genre esthétique peut être imposé par les directeurs artistiques. C’est ce que met en scène et interprète le réalisateur et comédien Franck Gastambide dans la série Validé : son personnage de producteur refuse, dans un premier temps, de participer à la création d’un album de rap pour une femme.
Selon lui, Lalpha devrait chanter « un truc plus pop, plus entraînant, un peu plus féminin » (épisode 3). À nouveau, tout indique que le rap serait pour les hommes tandis que le chant tendance RnB reviendrait aux femmes. La tentative de « lissage » de Lalpha, y compris physique, avec un look « ni trop sexy, ni trop street » (épisode 2), décrit grossièrement les injonctions auxquelles les femmes doivent faire face dans le monde du rap.
En visibilisant les femmes du rap, ces séries ne représentent certainement pas la réalité du monde social mais ont eu le mérite – au moins – du publiciser quelques obstacles récurrents que les femmes rencontrent lorsqu’elles souhaitent faire carrière.
Nouvelle école et vieilles rengaines
En juin 2022, les publics du rap ont pu être heureux de (re)découvrir des rappeuses en suivant le télé-crochet à succès Nouvelle école (Leys, Soumeya, KT gorique et d’autres), ainsi que de suivre Shay, une des seules femmes certifiée disque d’or, en tant que membre du jury.
Le programme diversifie, pour une fois, la représentation du rap performé par des femmes, qui n’est pas réduit à un seul parangon, comme cela a pu être le cas au sein de projets chorales antérieurs, qui soit ne s’embarrassaient pas des femmes, soit n’en convoquait qu’une seule.
Toutefois, les vieilles antiennes reviennent au galop : des extraits particulièrement parlant indiquent que ni la production, ni les acteurs du programme n’ont eu une attention particulière à positionner les femmes dans un rapport paritaire et égalitaire.
Dans l’épisode 1, la production organise l’audition de la rappeuse Leys en extérieur au cœur d’un grand ensemble de la ville d’Évry, face à deux jurys, une quinzaine d’auditeurs et un autre candidat, tous masculins. Alors que la rappeuse performe un couplet dans cette ambiance intimidante, le membre du jury Niska la met en garde :
« Je suis surpris quand même. Tu sais, on voit pas beaucoup de femmes dans le rap, mais franchement l’assurance, la technique, la musicalité est là. Là où ça va être difficile pour toi, tu le sais, c’est un milieu de requin, c’est très masculin malheureusement, donc il va falloir faire la différence. C’est bien le rap, mais il va falloir proposer d’autres couleurs. »
Le conseil se fait prophétie autoréalisatrice : le programme semble regretter une situation qu’il produit lui-même. Par la suite, les rappeuses sont mises en position de concourir entre elles pour le titre de meilleure rappeuse et non pas de meilleur⋅e artiste de rap : SCH dira à la rappeuse KT Gorique « tu vas donner du fil à retordre à ta concu’ féminine » et se verra répliquer « pas qu’à la concu féminine » par la candidate soutenue par Shay.
Enfin, les spectateurs n’auront pas manqué de relever la présence de Niska, un des trois membres du jury, pourtant accusé de violences conjugales.
Comme dans tous les autres milieux professionnels, le rap ne semble ni échapper à son #MeToo, ni à l’absolution accordée à une partie des hommes accusés de violences sexistes et sexuelles.
Si cette séquence médiatique ne se conclut pas par le succès dans l’industrie du disque de nombreuses rappeuses, elle met au jour les entraves qui leur sont faites. Et surtout, elle a participé à la découverte grand public de nombreux profils à suivre et écouter : Turtle White, Chilla, Vicky R, Bianca Costa, Davinhor, et toutes les rappeuses déjà citées ici.