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Les footballeurs, ces « leaders involontaires » (mais leaders quand même)

Le capitaine de l'équipe de France de football, Hugo Lloris, en conférence de presse, le 15 novembre 2022.
Le 15 novembre, le capitaine des Bleus, Hugo Lloris, a assuré que « quelque chose sera fait » concernant les droits humains au Qatar, tout en soulignant qu’on en attendait « trop » des joueurs. Bertrand Guay/AFP

À moins d’une semaine du coup d’envoi de la Coupe du monde 2022, le mardi 15 novembre, Hugo Lloris, capitaine de l’équipe de France, a assuré que « quelque chose sera fait » concernant les droits humains au Qatar, pays-organisateur. « On ne peut pas rester insensibles à ces sujets-là. Ce sera fait dans quelques jours, ou heures, on verra », a poursuivi le gardien de but, sans détailler.

À la question « en attend-on trop des joueurs ? », Hugo Lloris a ensuite répondu par l’affirmative : « le football a une place assez importante dans la société et on en demande de plus en plus aux joueurs. Mais je crois que ce qu’on nous demande avant tout, c’est d’être performant sur le terrain ».

Cette déclaration, qui intervient après plusieurs semaines d’appels au boycott de la compétition, signifie-t-elle que, à l’instar des Bleus, on peut être « leader » sans le vouloir ? Et si la réponse est positive, s’ensuit celle de l’exemplarité et de la responsabilité de ces « leaders involontaires ».

Lorsque l’entraîneur du Paris Saint-Germain Christophe Galtier fait rire (jaune), début septembre, en proposant sarcastiquement, au nom de l’écologie, le char à voile comme alternative à l’avion privé pour aller disputer un match à Nantes, mais aussi lorsqu’Éric Cantona annonce qu’il ne regardera pas la Coupe du onde au Qatar pour se dissocier d’un événement environnementalement et éthiquement désastreux, ils s’attirent une audience prête à les suivre – ou à les conspuer.

La parole s’avère d’ailleurs à peine nécessaire : l’éclat de rire de Killian Mbappé en écho à son entraîneur sur les chars à voile valait mille mots. Il pouvait signifier que les stars du foot n’ont pas à se sentir concernées par les débats qui préoccupent le grand public. Il pouvait aussi signifier à ses fans que l’écologie n’a pas d’importance.

La recherche définit le leadership à partir de l’influence que peut avoir une personne sur les autres. C’est ce que l’on retrouve dans les handbooks de référence de la discipline comme celui de Bernard et Ruth Bass. Et c’est en ce sens que les prises de position des stars en font des leaders.

Cependant, les études sur le leadership involontaire restent encore sous-développées dans la littérature scientifique. Les chercheurs préfèrent le plus souvent observer l’influence de managers, c’est-à-dire de personnes dotées d’un pouvoir hiérarchique a priori, dans le cadre d’organisations. Leur leadership est alors un instrument au service des objectifs de l’organisation.

La contagion du ballon rond

L’une des façons de comprendre le leadership involontaire suppose de ne plus se concentrer sur le leader (le manager par exemple) mais sur la relation entre le leader et les personnes dont il suscite l’adhésion. Exprimer ses propres vues, lorsqu’elles font écho à un ressenti ou à une attente implicite de la part d’une audience, constitue clairement un acte de leadership.

La relation de principe est à sens unique. Elle repose par exemple sur le charisme, une forme de pouvoir identifiée dès le début du XXe siècle par le sociologue allemand Max Weber qui se fonde sur une attribution prêtée par les suiveurs au leader : celui-ci serait capable de faire ce qui reste impossible au commun des mortels.

Dans le cadre du business ou de la politique, cela passe par l’affirmation d’une certitude dans l’accomplissement d’une vision. On parle alors de « leadership transformationnel ». Mais rien ne garantit que l’audience y croit. Pour les sportifs, la chose est en revanche facilitée par deux éléments.

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D’une part, les études montrent que les attributions sont contagieuses : la reconnaissance d’un seul talent exceptionnel suffit à attribuer au leader une distinction charismatique. Marquer des buts, faire des passes millimétrées et des tacles tout en finesse sont autant d’éléments qui, pour les fans, font du footballeur une personne hors du commun. Il sera, en conséquence, perçu comme doué de clairvoyance et donc suivi.

Le second élément est ce que l’on appelle « l’amiabilité », le capital de sympathie dont jouissent les stars. Il induit dans ce qu’elles disent (ou ce dont elles s’esclaffent) un certain degré de véracité et donc une invitation à s’inscrire dans les foulées du leader. Le leadership n’a donc pas à être délibéré, intentionnel. Par leur talent balle au pied, par leur image sur la pelouse, les footballeurs stars sont des leaders sans le vouloir.

Un leadership éthique ?

Quant à savoir quels devraient être les messages de ces leaders par inadvertance, les débats académiques restent grand ouverts. Depuis le début des années 2000 et le crash d’organisations dirigées par de grands charismatiques la recherche a largement intégré une dimension éthique comme clé de l’influence. La meilleure inspiration pourrait être le leadership responsable, proposé par toute une école de chercheurs suisses.

Ce courant théorise une influence positive du leader sur la base de sa considération pour de multiples parties prenantes. Les leaders responsables parviennent à équilibrer, voire à mettre en synergie les demandes nombreuses et souvent contradictoires qui s’exercent sur leurs organisations. Leur influence se développe ainsi auprès de plusieurs audiences, déterminant des « effets de réseau » qui se renforcent mutuellement.

À condition d’être capables d’intégrer un discours de leader responsable, singulièrement sur les questions du réchauffement climatique et du respect des droits humains, les stars du foot pourraient se construire une influence dépassant largement le cadre qui les a rendus célèbres. C’est à peu près la voie que personnifie Éric Cantona, footballeur retraité, avec sa dénonciation de la coupe du monde au Qatar.

Face aux contradictions

Ceux qui évoluent toujours sur les terrains, pour leur part, se trouvent pris dans des contraintes rendant difficile cette forme de leadership. Il n’est pas certain que les exigences de l’entraînement et des matchs laissent l’ouverture d’esprit nécessaire aux joueurs du Paris-Saint-Germain pour se pencher sur les grands défis de la planète, malgré les dénégations de Christophe Galtier.

Peut-on se montrer hostile à une coupe du monde au Qatar lorsque l’on est employé par un club possédé par l’Emir Tamim bin Hamad Al-Thani. Franck Fife/AFP

Il leur est surtout compliqué de dénoncer des parties prenantes, comme les milliardaires du Golfe ou d’ailleurs, qui peuvent être leur employeur et qui leur donnent les moyens de leur distinction via un mode de vie hors du commun. Les conceptions classiques interdisent au leader de se contredire. Seules des théories alternatives comme le servant leadership intègrent l’admission d’une vulnérabilité.

En outre, les tournants responsable et éthique de la recherche en leadership sont actuellement pris à contre-pied. La promesse d’un leadership positif « universel » est battue en brèche. De plus en plus, le leadership se concentre autour de communautés polarisées, voire opposées. Les leaders personnifient un rêve. Mais que ce rêve ne soit partagé que par une communauté de fans acquis à une cause – gagner la Ligue des champions ou la Coupe du monde, intégrer la jet-set des buteurs et des rappeurs – ne diminue pas la puissance de l’influence exercée par ceux qui l’expriment.

Il existe cependant une limite à l’influence que peuvent exercer les stars du foot. Le leadership en tant que phénomène relationnel suppose de la constance. Pour que l’influence de Christophe Galtier ou Killian Mbappé ait un réel impact, ils devront répéter le message. Peu de chances, vu les polémiques suscitées, qu’on les y reprenne.

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