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Les fractales pour l’architecture et l’urbanisme

La Villa Savoye de Le Corbusier figurant sur la photo doit son attrait à une « signature fractale » de 1,44. Fourni par l'auteur

Récemment deux œuvres majeures ont marqué l’architecture en y introduisant l’approche des fractales. Ce sont le Bio Center de Peter Eisenman à Francfort et le Musée du Qatar de Jean Nouvel. En 1987, dans le cadre d’un programme qui prévoyait des espaces de recherche en biologie, biotechnologie et biochimie, Eisenman a utilisé pour guider le design du projet des figures fractales correspondant aux itérations des molécules d’ADN.

Puis en utilisant une technique fractale pour dupliquer ces figures à différentes échelles et dans des orientations obliques, ces formes alignées selon leurs faces communes ont généré des espaces en porte-à-faux pour la cafétéria, la bibliothèque et les aires de réunion, arrangés le long d’un tronc de circulation central linéaire.

Vue de la construction du Biocenter d’Eisenman. Author provided

D’inspiration fractale, le nouveau musée du Qatar (2019) dû à Jean Nouvel est une imbrication de disques inspirés par le désert et s’emboîtant et s’entrecroisant les uns dans les autres pour former une gigantesque rose des sables. Tous ces disques à géométrie variable et aléatoire, réalisés en béton Ductal, ne sont pas uniquement posés sur la structure. Le béton Ductal (inventé par Lafarge) est un béton fibré à haute performance réduisant la consommation d’acier et surtout réduisant beaucoup la porosité du béton.

Ce sont eux qui constituent le bâtiment, dedans comme dehors, sur une surface de 40 000 mètres carrés. Les espaces d’exposition sont organisés autour d’une cour centrale, le « caravansérail ». Avec ses grands disques incurvés, ses intersections, ses éléments en porte-à-faux, la rose des sables, inspirée par le désert naturel, aurait été impossible sans ordinateurs et sans ingénieurs. De plus les ombres protectrices des disques limitent le nombre de fenêtres et le bâtiment est économe en énergie.

La rose des sables a inspiré Jean Nouvel. Author provided

Qu’ entend-on par fractale dans les domaine de l’aménagement et de l’architecture ?

Une figure fractale est un objet mathématique qui présente une structure similaire à toutes les échelles. Ces figures étaient connues de longue date comme des curiosités. La forme reste similaire, la longueur augmente jusqu’à l’infini mais l’occupation de l’espace connaît une limite.

C’est B. Mandelbrot qui au milieu des années 1975 théorisera la notion de fractale. À partir de là, on peut imaginer des espaces constitués de surfaces architecturales ou urbanistiques auto-similaires.

Ces surfaces obéiraient à des lois fractales, donc régulières, tout en dessinant des lignes de dimensions non-entières.

L’approche euclidienne qui avait prévalu jusque-là est remise en cause. Les fractales ne seraient donc plus, comme on le disait jadis, des « monstres », mais des formes naturelles : protéines de collagène ou rose des sables ci-dessus.

Depuis B. Mandelbrot, les progrès de l’informatique et de l’algorithmique ont fait des fractales un outil à la portée d’une profession : après les physiciens, urbanistes et architectes s’en sont saisi. Des progrès très rapides ont mis à la portée de beaucoup des méthodes autrefois laborieuses. Il est aujourd’hui beaucoup plus facile de tester des hypothèses, d’envisager des jeux de paramètres et d’en faire apparaître les effets de façon visuelle. La photographie elle-même devient un auxiliaire pour l’analyse fractale.

Quels sont les effets de l’abandon d’une géométrie euclidienne en urbanisme et architecture ?

En géométrie classique (euclidienne, du nom du mathématicien grec Euclide), la dimension d’une ligne est 1, celle d’une surface est 2, etc. C’est ainsi que sont composés les objets architecturaux, à partir de lignes (dimension 1), de surfaces (dimension 2), de volumes (dimension 3). Mandelbrot imagine des figures nouvelles, constituées par élévation à une même puissance, donc de manière régulière, non entière, par exemple dimension 4/3. Ce ne sont donc plus des lignes, ni des surfaces, de la géométrie euclidienne, mais des figures « fractales ». Les propriétés de ces figures diffèrent beaucoup des propriétés de figures euclidiennes. En particulier l’« auto-similarité » fait qu’à toutes les échelles une figure fractale ressemble à celle qui lui a donné naissance.

Les résultats différent selon les domaines et les pays. Pour l’urbanisme, l’intérêt a été limité. La vision très large de B. Mandelbrot a eu des difficultés à perfuser. Il n’empêche que la France a connu une certaine percée dans le domaine des fractales appliquées à l’urbanisme comme en témoignent les travaux de P. Frankhauser et C. Tannier.

Comment remplacer un ensemble compact d’immeubles par un lotissement de maisons aérées en divisant un même espace selon un principe fractal (P.Frankhauser).

Pour l’architecture, la situation est contrastée. Les étrangers de différents pays semblent porter un grand intérêt à l’usage de l’outil fractal en architecture alors que la France reste à l’écart.

Faute d’une intégration des formations, de la rareté des cursus combinés (architecte/ingénieur), de la faiblesse de la recherche dans ce domaine et malgré les efforts louables d’une poignée d’enseignants (dont Floriane Deléglise à Lyon,) le cloisonnement des savoirs empêche en France un plus grand intérêt pour les fractales en architecture. Il manque un « milieu » qui permettrait une mise en commun et le passage d’un seuil critique.

L’importance de toute cette production que l’on peut chiffrer à une cinquantaine de praticiens et une trentaine de « théoriciens » montre que la question de la fractalité en architecture est prise au sérieux. La pratique architecturale, au moins pour les œuvres majeures, sait s’inspirer des fractales comme on l’a vu pour Eisenman et Nouvel.

Selon les critiques de l’utilisation des fractales en architecture et urbanisme, l’application est nécessairement limitée par la taille des réalisations et n’a pas toujours la régularité voulue. Elle dépend aussi de la perception des usagers. D’autres regrettent que l’on ne trouve pas pour la fractalité une approche générale, l’usage des fractales étant utile seulement pour certains aspects de la composition. On notera cependant que les critiques « conciliateurs » sont dominants. Enfin l’utilisation des fractales par les physiciens tombe sous le coup des mêmes critiques ce qui ne les a pas empêchés de bénéficier de l’apport des fractales pour expliquer par exemple le comportement des flammes.

Photo-radars du temple de Teotihuacan montrant la structure fractale au début du premier millénaire. Author provided

Dans le cadre plus limité que nous venons de dessiner, la fractalité trouve donc sa transcription dans des aspects importants de la création architecturale (surfaces, façades, plafonds, décorations..). Le biomimétisme revient en force. Réalisations du passé ou exotiques, œuvres récentes célèbres (Wright et Le Corbusier). Pourquoi ne pas appliquer ces principes pour le monde d’aujourd’hui ? J. Nouvel, P. Eisenman montrent ce que l’on peut faire pour des œuvres majeures. C’est donc un biomimétisme avec des réalisations spectaculaires qui semble actuellement se démocratiser pour l’architecture et l’urbanisme.

L’époque des intuitions géniales est passée. Dans un monde de plus en plus dominé par des réalisations minimalistes d’architecture et d’urbanisme ordinaires (donc euclidiens) beaucoup en appellent à la nécessité de retrouver d’autres principes constructifs. Concevoir des environnements suburbains d’une densité et d’une structure acceptables, comme le fait l’équipe de P.Frankhauser, est une bonne voie pour l’urbanisme actuel.

Trouver en architecture à l’instar de Wright ou Le Corbusier des décorations tenant compte de l’existence des nouveaux matériaux mais avec les instruments modernes, est sans doute aussi une voie d’avenir. Or pour s’inspirer aujourd’hui de la nature et donc faire du biomimétisme, il faut d’abord construire un modèle de la nature puis essayer de l’appliquer au cas concret que l’on cherche à résoudre. Ce sont deux opérations extrêmement complexes que le principe fractal vient simplifier en fournissant en même temps le modèle naturel et son application architecturale ou urbanistique.

Faut-il condamner cette tendance au nom des réserves de certains puristes ? Faut-il l’encourager ? Faut-il que la France reste éloignée du concert international ? Le mouvement est engagé et les réticences françaises ne l’arrêteront pas. Mais deux possibilités sont ouvertes. D’abord faire qu’en France, à partir de lieux comme Strasbourg ou Lyon, combinant les formations, avec l’aide de bureaux d’ingénieurs ou d’architectes, l’on s’intéresse plus à ces questions dans un contexte désormais international. Ensuite, maintenir la science des fractales comme l’a fait l’urbanisme français. Il faut tenir compte des critiques ci-dessus et multiplier les échanges avec les revues étrangères. L’utilisation des fractales doit conduire à un « réalisme perçu ». Si la perspective d’une vision fractale d’ensemble pour l’espace urbain bâti paraît hors de portée l’utilisation la plus facile va dans le sens de fractales « par morceaux ». Le biomimétisme ne doit pas nous éloigner pour autant des principes scientifiques posés par Mandelbrot.

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