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Les Français et la chloroquine, une défaite de la culture scientifique ?

Boite de Plaquénil-Hydroxychloroquine, avec trois petits bonhommes en plastique blanc étudiant un cachet.
Un sondage d'avril 2020 sur la perception des Français quant à l'efficacité de l'hydroxychloroquine contre le Covid a déclenché les passions. Surtout chez les commentateurs. Alphapicto/Shutterstock

La nouvelle avait fait grand bruit alors que le Covid s’installait dans l’Hexagone : selon un sondage d’avril 2020, une majorité de Français considéraient l’hydroxychloroquine (dérivée de la chloroquine) comme un traitement efficace contre le coronavirus.

Les interprétations de tout poil ont aussitôt fusé pour disséquer ce résultat. Pour certains, il racontait la défaite de la culture scientifique en France, lors d’une crise qui aurait pourtant pu être éclairée par la raison. Pour d’autres, la question des « bons » traitements ne devrait pas être l’objet de sondages…

Dans notre analyse de cette période enflammée, nous allons au-delà des polémiques immédiates pour souligner l’importance de prendre du recul afin de mieux analyser et comprendre les perceptions du grand public sur la santé et les médicaments, passé la simple attribution des bons et mauvais points.

Le sondage par qui le scandale arrive

Les 3 et 4 avril 2020, l’institut de sondage Ifop réalise pour la société Labtoo une étude afin de connaître l’opinion des Français sur le traitement à base de chloroquine (réalisée par questionnaire autoadministré en ligne auprès d’un échantillon de 1 016 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, résidant en France métropolitaine). Ce sondage, très commenté, est publié par Le Parisien le 5 avril.

La période est alors très confuse et l’espoir de l’efficacité de la chloroquine partout, bien que les données objectives manquent encore. « Le Dr Raoult et son traitement sont dans le débat public depuis des jours », selon les mots d’un chargé d’étude de l’Ifop, mais les résultats de plusieurs études internationales chargées d’évaluer l’efficacité de l’(hydroxy)chloroquine contre le Covid-19 ne sont pas encore publiés – c’est une affaire de jours.

Presque tous les répondants au fameux sondage disent avoir connaissance du sujet, très présent dans les médias : pour 59 % d’entre eux, le traitement par (hydroxy)chloroquine est efficace, pas efficace pour 20 % d’entre eux ; 21 % des personnes sollicitées sont indécises.

Le médiatique philosophe des sciences Étienne Klein, invité sur France inter en juillet 2020, se dit « traumatisé » par ce sondage (qu'il qualifie d'« abracadabrantesque » dans son ouvrage Le Goût du vrai paru au même moment), estimant que « tout le monde aurait dû dire “je ne sais pas” ». Il ajoute, relancé par le journaliste qui l’interroge, que « ça dit des choses des Français, de leur rapport à la croyance et de la promptitude avec laquelle ils se déclarent experts ». Et il conclut qu’un tel sondage, transposé à d’autres questions scientifiques, tel le boson de Higgs ou la rotondité de la Terre, serait absurde.

En novembre 2021, invitée par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche au Forum national Sciences, recherche et société, la présidente du Comité d’éthique du CNRS et chercheuse en droit Christine Noiville revient sur le sujet. Elle estime à son tour que « le public […] s’est pris pour un spécialiste » lorsqu’il n’a pas répondu massivement que, « en l’état des connaissances scientifiques, il [n’]est juste pas possible de répondre à cette question ».

Allant plus loin qu’Étienne Klein, elle pointe du doigt le populisme scientifique : défiance vis-à-vis des experts proches du pouvoir et des élites scientifiques, fascination pour les personnalités scientifiques fortes, déni des preuves scientifiques… Le tout alimenté par des médias en quête de sensationnalisme et une information scientifique désintermédiée (sans sources, sans décryptage, sans analyse par un tiers) par les réseaux sociaux.

Un sondage à remettre en perspective

Les sondages, largement associés à l’actualité politique, sont souvent critiqués pour leurs biais et leur impossibilité intrinsèque à rendre compte de l’état de l’opinion publique, qui dans certains cas ne préexiste même pas à la question. Une manière de se prémunir est de considérer les sondages comme des expériences imparfaites dont les résultats doivent être reproduits et vérifiés.

Justement, plusieurs recherches en sciences sociales ont suivi la perception publique de la gestion de la crise et fourni des données plus fines. C’est le cas de COCONEL, TRACTRUST ou SLAVACO. Et il ressort que la perception des Français de la chloroquine (puis de l’hydroxychloroquine) est bien plus nuancée que ce que laissait suggérer la première impression.

Dès le 7 avril 2020, ce n’était déjà plus 59 %, mais 35 % des personnes interrogées qui considéraient l’hydroxychloroquine comme un traitement efficace contre le Covid-19. Cette proportion chuta ensuite à 20 % en juin 2020, pour rester à des niveaux bas, avec 14 % seulement de sondés convaincus de l’efficacité de l’(hydroxy)chloroquine en juin 2021 (voir graphique ci-dessous). La proportion de Français qui ont répondu qu’ils n’en savaient rien a varié d’abord à la baisse puis à la hausse, pour revenir en juin 2021 au même niveau qu’il était en avril 2020.

La confiance en l’(hydroxy)chloroquine en France s’est rapidement érodée, quand le niveau d’incertitude est resté élevé
L’opinion française sur l’efficacité de l’(hydroxy)chloroquine a évolué très rapidement d’après les enquêtes, avec notamment une chute de confiance de 59 à 35 % des répondants entre les 4 et 7 avril 2020, mais l’incertitude a toujours largement prévalu. Les marges d’erreur sont indiquées. Figure adaptée de l’article « Does the public know when a scientific controversy is over ? Public perceptions of hydroxychloroquine in France between April 2020 and June 2021 », soumis, Author provided

Est-il possible de passer en trois jours (entre le 4 et le 7 avril) de 59 % à 35 % de personnes convaincues de l’efficacité de la chloroquine ? La méthodologie des sondages étant similaire, une fois écartée l’option d’un problème technique, l’hypothèse la plus sérieuse est que le sondage de l’Ifop a donné une image transitoire de l’opinion des Français, comme une photo floue prise dans le mouvement turbulent du paysage médiatique saturé d’incertitudes des mois de mars et d’avril 2020.

À contre-courant des discours d’indignation

Tout aussi intéressante à observer, la vive indignation des spécialistes des relations science-société traduit leur attachement à un certain idéal de culture scientifique : un intérêt du grand public pour les connaissances produites par la science et réputées fiables (séparée des moments agités de la recherche), une confiance dans la méthode scientifique comme processus de certification des savoirs mis en œuvre par les chercheurs, la nécessité de maintenir un doute tant que la science n’a pas livré son verdict, etc. C’est cette conception qui aurait été ébranlée par le sondage d’avril 2020.

En réalité, les études qui s’accumulent sur la chloroquine, mais aussi sur la vaccination ou les masques, pointent le caractère central de la confiance dans les institutions et de politisation.

Les sympathisants de l’extrême gauche et de l’extrême droite sont ainsi plus susceptibles d’être convaincus par l’efficacité de l’(hydroxy)chloroquine, tandis que ceux qui ne sont pas politisés sont moins susceptibles de croire à cette efficacité souligne notre nouvelle étude parue dans la revue Therapies. Les personnes ayant une moindre confiance dans les institutions sont ainsi les plus susceptibles de croire en son efficacité. Christine Noiville a donc raison de ne pas concentrer ses critiques sur le manque de culture scientifique, mais d’évoquer plutôt le fonctionnement démocratique en général.

Pour autant, il serait faux de retenir que les Français se sont pris pour des experts : pour la majorité des répondants dominait l’incertitude (voir la courbe bleue ci-dessus), soit par ignorance soit par manque de données. Au moment où la controverse sur cette molécule battait son plein et où des bateleurs médiatiques redoublaient de promesses, l’opinion publique était, elle, moins polarisée. Les Français auraient donc mérité un prix du doute épistémique, contrairement à ce que pouvait affirmer Étienne Klein sur la base de données incomplètes !

La polarisation entre les certitudes fortes sur l’efficacité ou l’inefficacité est cependant plus facile à éditorialiser dans les différents médias et plates-formes d’information… La question se pose cependant des conséquences de la persistance de cette incertitude dans le temps long, une fois l’inefficacité prouvée.

Un sondage d’une nature différente

Enfin, un point mérite d’être souligné : la lecture de cet épisode sous l’angle de la culture scientifique dissimule le fait que le sujet est avant tout lié à la littératie en santé. Sur les questions de vaccination comme sur l’(hydroxy)chloroquine, et à l’inverse du boson de Higgs ou de la rotondité de la Terre qui apparaissent bien dans certaines enquêtes sur la culture scientifique, l’opinion des Français n’est pas un jugement sur la véracité d’une affirmation scientifique : elle s’inscrit dans leur expérience du système de santé et de leur quotidien.

Or, la mise en œuvre de mesures de santé publique est marquée par l’évolution des controverses et leurs effets sur les représentations. En témoigne la défiance durable produite par les scandales sanitaires.

Cet épisode spectaculaire, dont on n’a pas fini de tirer des enseignements, attire donc l’attention sur le peu d’études portant sur la réception sociale des médicaments (le domaine de la « pharmacologie sociale ») et l’interdépendance forte entre les enjeux proprement politiques, la légitimité des savoirs scientifiques (dont la culture scientifique) et le rapport à la santé. Or, c’est peut être le propre de la médecine moderne de faire converger, sans pour autant les superposer d’une manière unique, l’autorité culturelle de la science et celle de la médecine.

Ainsi, on peut regretter le manque de dialogue interdisciplinaire entre des domaines pourtant voisins. Un point encore illustré par le Comité d’éthique du CNRS dans son Avis n°2021-42 « Communication scientifique en situation de crise sanitaire : profusion, richesse et dérives ». Où il s’inquiète « que le choix d’un traitement puisse être décidé par l’opinion publique sur la base d’une pétition ou d’un sondage et que des décisions politiques puissent être prises en se fondant sur des croyances ou des arguments irrationnels, faisant uniquement appel à la peur ou l’émotion »…

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