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« Les gilets jaunes ? Avec nos enfants ça fait 30 ans qu’on est dans la merde, nous ! »

Manifestation à Bobigny, suite aux blessures très graves d'un jeune interpellé par la police, le 11 février 2017. Patrick Kovarik/AFP

Le 17 novembre 2019 marque un an de mobilisation des « gilets jaunes », mouvement spontané et protéiforme qui a émergé suite à l’annonce d’une taxe sur le carburant en France. De nombreuses autres mesures et les réponses du gouvernement face aux manifestations les samedis dans de nombreuses villes françaises – mais aussi à leurs abords – ont donné lieu à d’innombrables débats sur un mouvement fédérateur.

Pourtant, comme je le montrais dans un article précédent ce mouvement a eu du mal à s’imposer dans ce que les médias nomment « les banlieues ».

Pourquoi ? Est-ce à dire que ces espaces ne seraient pas politisés ? Ou n’est-ce pas plutôt que les paroles des jeunes et moins jeunes « héritiers des quartiers populaires » rencontrés ne trouvent pas écho en dehors des épisodes de violence régulièrement rapportés dans la presse ?

Pourtant, de nombreux jeunes et moins jeunes rencontrés au cours de mes recherches dans les quartiers populaires urbains s’estiment être des « gilets jaunes » depuis la fin des années 1970.

Précarité, discrimination et chômage de masse sur les deux dernières générations

Les générations ouvrières et post-ouvrières dans les quartiers populaires urbains correspondent à des fabriques sociales de générations qui se définissent à travers des conditions structurelles et des contextes socio-économiques à l’origine de configurations des stratégies familiales éducatives, de l’état du système scolaire, de la situation du marché du travail (y compris illégal), de l’état de l’offre des biens symboliques (politiques, culturels, syndicaux, cultuels, etc.) et des formes politiques d’accompagnement social ou de répressions.

Les trois premières générations ouvrières du quartier, même si elles se distinguent entre celle de l’entre-deux-guerres confrontée à une conjoncture socioéconomique rude et celle des Trente Glorieuse accédant progressivement à la consommation de masse, restent associées au monde de l’usine alors que l’on note une « rupture » chez les deux dernières pour qui le monde ouvrier ne constitue plus l’horizon indépassable.

Création du « nouveau » Sarcelles, 1960, Archives INA.

Les deux dernières générations nées dans les années 70 et les 90 sont ainsi confrontées aux fermetures d’usines, au chômage structurel de masse et aux nouvelles formes de racismes et de discriminations.

La première génération de « jeunes de cité » – rappelons-le, issue de la classe ouvrière – a vécu les métamorphoses du quartier, le délabrement de l’ancienne cité ouvrière et commence à subir les effets sociaux de la « crise » en lien avec le phénomène de désindustrialisation.

« Je me souviens ce n’était pas facile à l’époque… Les usines dégraissaient et puis avec mon CAP de tourneur, qu’est-ce que j’allais faire ? J’ai fait des conneries à l’époque… Des copains, eux, ont glissé dans une vraie délinquance et n’en sont jamais véritablement sortis : certains sont morts ! Quand on réfléchit un peu, c’est tragique ! » (M., 39 ans 2008, intérimaire, fils d’immigrés tunisiens, célibataire)

« Honnêtement, on est condamné »

Quelque 20 ans plus tard, au milieu des années 2000, pour la cinquième génération ouvrière du lieu et la deuxième en tant que « jeunes de cité », la situation ne s’est pas véritablement améliorée. Entre temps, se sont écoulées vingt années, accentuant les phénomènes d’exclusion qui ont émergé à la fin des années 1970.

« Honnêtement, on est condamné ! Je n’ai pas fait d’étude et en plus avec une tête d’Arabes tu trouves pas travailles pas. Mon grand frère, il a un bac +5 et lui aussi il ne travaille pas. C’est honteux ! On s’est moqué de nous ! » (H., 22 ans, enfants d’immigrés algériens, sans emploi, célibataire).

Pour les jeunes sans diplôme, la situation se révèle d’autant plus catastrophique que si dans les années 1980 les institutions essayaient d’insérer le jeune dans le monde du travail, dans les années 2000, le déclassement peut conduire à la disqualification et la mort sociale.

Interview du rappeur, réalisateur et acteur Kery James à propos de son film « Banlieusards », 2019, Brut.

« On était vu comme des bougnoules, de la racaille, des voyous ! »

Pour comprendre cette situation qui semble, disons-le, critique au fur et mesure que les effets de la crise s’annoncent, nous pouvons nommer quatre facteurs importants au moins qui sont à l’origine de la détérioration des modes de vie dans les « quartiers populaires ».

Le premier correspond à la fin de l’encadrement de la jeunesse populaire liée au déclin des syndicats et des socialismes d’une manière générale. Le second, à la construction politique d’un nouvel ennemi intérieur véhiculé par les « jeunes de cité » notamment issus de l’immigration maghrébine et d’Afrique subsaharienne appréhendés comme musulman. Le troisième est celui de la relégation sociale de ces enfants d’ouvriers et d’immigrés qui ne peuvent devenir ouvriers et sont, de surcroît, perçus comme inutiles et surtout, dangereux pour la cohésion nationale.

Enfin les logements sociaux paupérisés et enclavés font que les « classes moyennes » et les milieux populaires supérieurs ont déserté les « quartiers sensibles », ce qui renforce le stigmate et le sentiment d’abandon dans les constructions identitaires des jeunes observés dans les cités populaires.

« Quand dans les années 1980 les flics venaient nous “casser” les couilles ou nous frapper, il n’y avait pas de délégués syndicaux ou d’élus communistes pour nous soutenir. Forcément ! On était vu comme des bougnoules, de la racaille, des voyous ! Pour beaucoup d’entre eux on méritait ce qui nous nous arrivait. Se faire défoncer par des CRS ou se prendre une balle c’était le tarif syndical pour des gens comme nous, indignes de la condition ouvrière. On ne pouvait pas la ramener ! Personne ne nous entendait de toute façon. Maintenant, les gilets jaunes se font éborgner… Et bien j’ai envie de leur dire : “bienvenus dans le monde réel, les gars !” » (60 ans, travailleur social, parents d’origine algérienne, divorcé, trois enfants).

Le discours de ce travailleur social, éducateur spécialisé, connu dans le quartier pour ses confrontations permanentes avec les élus locaux se manifeste par une distance politique et sociale revendiquée à l’égard des mouvements sociaux en général. Son regard distant sur la situation des « gilets jaunes » en dit long sur sa perception du mouvement composé de personnes qui ne se sont pas montrées très solidaires vis-à-vis des jeunes des quartiers comme lui lors des décennies précédentes. En interrogeant un syndicaliste retraité de l’Usine Chausson aujourd’hui fermée :

« J’ai toujours connu la dureté ! Même dans les années 60 c’était dur pour le travailleur immigré. Le racisme anti-maghrébin ca remonte… Et les boulots difficiles, ingrats, dures que les Français ne voulaient pas faire. Qui se les ai tapé ? C’est nous ? Les gilets jaunes ? Avec nos enfants ça fait trente ans qu’on est dans la merde, nous ! » (67 ans, OS chez Chausson, ancien syndiqué à la CGT, d’origine marocaine, marié, trois enfants et plusieurs petits enfants).

Une banderole proclamant « Paix en Algérie » flotte au-dessus de la foule des ouvriers de la régie Renault à Boulogne Billancourt le 19 octobre 1960. Les manifestants ont débrayé pour protester contre le licenciement de trois mille ouvriers se rende en cortège à la mairie de Boulogne. AFP

Difficile convergence des luttes mais pas impossible à moyen terme

Derrière la question du retrait politique des habitants des quartiers populaires au sujet de « Nuit debout » ou des « gilets jaunes » se pose surtout la problématique de la fragilité structurelle des tentatives collectives de dynamismes politiques impulsées par les personnes issues de ces quartiers.

L’isolement du mouvement de la marche pour l’Égalité et contre le racisme en 1983, la solitude politique des émeutiers en 2005 et les multiples stigmatisations des habitants des quartiers populaires urbains issus de l’immigration ont laissé des traces dans les têtes des jeunes et moins jeunes même si, il faut le préciser, le mouvement des gilets jaunes ne laissent pas indifférent la plupart des personnes rencontrées sur le terrain.

Archives INA, 1983.

On pourrait se demander si le sens de la révolte ne remonte pas à plus loin du temps des premiers « métallos » arrivés dans les années 1920, où les échauffourées avec la police et les tensions avec les notables locaux sont en tout point comparables avec les évolutions du mouvement dont nous fêtons le premier anniversaire cette semaine.


Eric Marlière vient de publier « Banlieues sous tensions, insurrections ouvrières, révoltes urbaines, nouvelles radicalités », aux éditions L’Harmattan, 2019. Il interviendra sur ce sujet lors du colloque Participation et Démocratie à la MSH.

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