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« Les gueules noires », ou le long parcours d’un livre méconnu

Illustration de la couverture originale des « Gueules noires », par Steinlen, en 1907. BnF

Les jeunes éditions A Propos, spécialisées dans la publication de livres consacrés à l’art, à l’histoire de l’art et au patrimoine dans lesquels les illustrations et la photographie occupent une place importante, viennent de faire paraître une très belle réédition de l’ouvrage d’Émile Morel, Les Gueules noires, paru en 1907, un an après la terrible catastrophe de Courrières (10 mars 1906), chez Edward Sansot à Paris. Abondamment et puissamment illustré par l’artiste suisse Théophile Steinlen, il méritait tout à fait d’être de nouveau mis à la disposition des lecteurs, d’autant que sur le marché du livre d’occasion la version originale de l’œuvre de Morel se vend, à l’heure actuelle, entre 60 et 160 euros selon son état de conservation (gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b53188780p/f1.item.zoom).

Avec l’avant-propos du journaliste Dominique Simonnot, auteur de Plus noir dans la nuit : la grande grève des mineurs de 1948 (Calmann-Lévy, 2014), qui rappelle très justement « qu’aujourd’hui, dans le monde entier, des exploiteurs font vivre et revivre les mêmes scènes à d’autres exploités », la note sur Emile Morel, le rappel de ce que fut la catastrophe de Courrières et de ce qu’a été la participation de Steinlen à ce recueil de nouvelles, parfois nommées « contes » à l’époque de leur première parution, Les Gueules noires, dans son édition contemporaine, offre une plongée dans le monde de la mine à l’orée du XXe siècle. Le cahier d’illustrations et de photos, placé à la toute fin du livre, rappelle très justement la jeunesse de beaucoup de ces gueules noires, la présence de filles sur le carreau de la mine, sans parler des drames qui ont rythmé l’exploitation du charbon.

Tranches de vie

L’ouvrage vaut autant pour les sept textes dramatiques de Morel, que pour les nombreuses illustrations de Steinlen. Les tranches de la vie des mineurs que sont « La paye », « Multitude solitude », « Train-tramway », « Dimanche », « La Jaune », « Le Baptême » ou encore « La Veuve », ainsi réunies, brossent un tableau quasi complet – ne manque que celui de la vie domestique qui n’est qu’effleurée – du monde de la houille. Dans cet univers, des silhouettes vont et viennent en un long troupeau, en une « colonne houleuse ». Dans la nuit, un « exode d’ombres » jaillit de partout pour aller au travail puis, quand celui-ci est terminé, le puits recrache les hommes qui remontent du fond. Où vont-ils, selon Morel ? À l’estaminet, fuir dans l’alcool, le genièvre et la bière, qu’accompagne leur fidèle pipe, un quotidien difficile. De peur que « La paye » n’y passe, les femmes sont aux aguets lors de sa distribution, ce qui n’empêche pas l’un d’entre eux de boire l’argent destiné au cercueil de son jeune fils, mort au fond !

Le danger et la mort rôdent en permanence dans les bassins, comme en témoigne « La veuve », une nouvelle dans laquelle l’auteur reprend le thème de la catastrophe minière avec, sans aucun doute, en mémoire celle de Courrières avec ses 1099 morts – qui laissa tant de veuves et d’orphelins, mais aussi d’« estropiés » que Morel décrit mendiant les jours de paye – amenant exceptionnellement sur place journalistes et ministres ! L’arrivée d’un médecin en blouse blanche à la mine, dans « La jaune », venu dépister les mineurs atteints d’un ankylostome, un mal très douloureux causé par un ver intestinal, et éventuellement de tuberculose, introduit le lecteur au cœur du dilemme qui se pose à ce praticien, dénoncer les méfaits de la mine sur la santé de ceux qui y travaillent, ou accepter la promesse d’une promotion en échange de son silence concernant les maladies professionnelles.

La direction de la houillère, le patronat, « les messieurs gantés », les ingénieurs, sont présents dans « Le baptème », tout comme l’église, le curé « gros et gras » qui renseigne les dirigeants sur l’état d’esprit qui règne parmi les travailleurs. Morel souligne que « les gros capitaux sont très pieux ». Ils mettent les grands moyens pour baptiser, du nom de « Sainte Eudoxie », leur nouvelle fosse. Le dimanche, jour de repos, jour silencieux dans le bassin, les cloches de l’église – souvent construite par la compagnie – sonnent. Les mineurs s’adonnent, alors, à leurs loisirs favoris, comme l’élevage des pigeons voyageurs, les courses de chiens, mais surtout les violents et cruels combats de coqs que Morel dépeint avec un réalisme dans « Dimanche ». Ce jour-là, les femmes de mineurs cuisinent et une odeur d’oignon se répand dans les corons.

Morel n’oublie pas de camper ses « contes » dans un environnement qui dépasse celui du bassin houiller. Car, à cette époque, nombreux sont les mineurs qui appartiennent encore au monde rural. Ces mineurs-paysans rentrent après le travail, par le « Train-Tramway », le « train des gueules noires », vers un lopin de terre qu’ils continuent à cultiver en famille. La campagne n’est, donc, jamais très loin !

Emile Morel dresse un tableau très sombre, le plus souvent désespérant, de ce secteur de l’industrie. Il n’accorde aucune dignité aux hommes et aux femmes qui y travaillent. Il les dépeint comme des bêtes de somme, comme des brutes avinées… Même la jeune trieuse amoureuse de « Multitude solitude » est laide, jalouse et accrochée à un travailleur qui abuse d’elle, ce qui était loin d’être un phénomène rare.

Le parcours d’un livre

Les traces laissées par cet écrivain sont peu nombreuses. Homme de lettres discret, membre de la Société des gens de lettres, il est, pense-t-on, l’auteur de deux romans : Charme des yeux, dont aucun exemplaire ne semble actuellement disponible, et de Névrose publié par E. Sansot et cie en 1904 dans la Bibliothèque internationale d’édition. Cet ouvrage n’est pas répertorié dans le Catalogue Collectif de France (CCF), mais peut encore être trouvé chez certains libraires. Pourquoi Morel s’est-il, vers 1906-1907, intéressé aux « gueules noires » ? Sans doute parce que né à Arras, ville située non loin d’un bassin minier, ce monde de la mine ne lui est pas totalement étranger, mais aussi parce que vient de se produire la plus dramatique catastrophe minière de tous les temps ! Le sujet est donc sensible et peut attirer les lecteurs.

Le livre a été réédité récemment aux éditions A propos.

À qui s’adresse-t-il pour essayer de faire publier ses petits « contes » ? Naturellement à l’éditeur Edward Sansot, avec lequel il a déjà travaillé pour Névrose, un roman richement illustré par le Franco-italien Manuel Orazi (1860-1934) illustrateur, peintre, affichiste, décorateur, au style Art Nouveau et à l’œuvre prolifique. Quant à Edward Sansot, qui utilise parfois le pseudonyme Sansot-Orland, il est né dans le Gers en 1864. Les contemporains de celui qui fut tout à la fois poète, directeur de revues et éditeur de quelque 500 titres, entre 1903 et 1926 – date de sa mort à Nice – décrivent un drôle de bonhomme au fort accent bordelais et « au bonnet à calotte de concierge ». La carrière d’éditeur de Sansot mériterait sans doute d’être étudiée avec plus de précision : il publia tout de même Maurice Barrès, Jean Lorrain, Henry Bordeaux, et la poétesse Renée Vivien)… Nous savons grâce au Journal littéraire de Paul Léautaud que toute la jeune littérature se réunissait chez Morel, à Melun notamment, sous les auspices de Sansot. C’est un « lanceur de jeunes » selon André Billy, membre de l’Académie Goncourt, à qui Sansot demanda 400 francs pour publier son premier ouvrage[2]. Sansot est donc, en tout cas pour certains, un éditeur à compte d’auteur qui n’est pas trop gourmand et aime donner sa chance aux débutants. « En 1905, les jeunes auteurs en mal d’édition n’avaient que la ressource de s’adresser à Edward Sansot, rue de l’Éperon, et de se mettre d’accord avec lui sur le montant destiné à l’assurer contre tout risque de mévente ».

Morel, auteur peu connu de 34 ans, va donc de nouveau voir le lanceur de jeunes qu’est Sansot, chez lequel il a déjà publié un ouvrage très bien illustré, pour son recueil sur les houilleurs. Sans doute ce dernier lui propose-t-il de faire écrire la préface par l’auteur maison et critique d’art qu’est Paul Adam (1862-1920), connu entre autres pour Être (1888) mais qui a, en 1892, écrit l’éloge funèbre de Ravachol et contribué à des revues anarchistes. Sans doute aussi est-ce une certaine sensibilité à la « Question sociale » qui conduit Adam à accepter de rédiger l’introduction à un ouvrage considéré dans la Revue des lectures en 1908 comme « hideux, odieux, haineux ». Ceci n’empêche pas ce dernier de qualifier Morel de « Gorki français » et d’affirmer que « la fatalité des lois économiques écrasant les foules industrielles est subie par les travailleurs non sans une abnégation », surtout quand après des grèves et des émeutes… les ouvriers se remettent « à l’œuvre » afin de produire de l’aisance pour les classes aisées. Il évoque in fine, dans sa préface, le caractère fatal du salariat.

Doté d’une préface, il ne reste plus qu’à illustrer le recueil. Après Orazi, Morel aura droit, chez Sansot, à des lithographies hors texte et à des vignettes hyperréalistes en noir et blanc de l’anarchiste suisse Théophile Steinlen (1859-1923), qui s’est rendu avec l’auteur dans le bassin minier, comme le décrit Philippe Kaenel dans « Steinlen, un témoin empathique », à la fin de l’ouvrage publié chez A propos.

Tel est le parcours d’un livre qui a bénéficié du concours de tous ceux qui pouvaient essayer de contribuer à son succès. L’auteur qui a choisi le sujet en fonction de l’actualité, l’éditeur qui a pris le risque de le publier, qui a choisi un illustrateur reconnu et adapté, ainsi qu’un préfacier d’un certain renom. Seuls les lecteurs semblent avoir manqué le rendez-vous. Trouvera-t-il son public, aujourd’hui ? En tout cas, il le mérite !

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