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Les humains au travail dans la société de l’intelligence artificielle

Un robot au travail. Photo by rawpixel on Unsplash, CC BY

Franck Guarnieri a réinterprété, dans un article récent paru dans The Conversation, la lutte entre l’intelligence humaine (le personage Dave) et l’intelligence artificielle (le supercalculateur HAL 9000) du film 2001, l’odyssée de l’espace comme la faillite de l’IA en termes de construction d’une identité narrative.

Cette lecture d’un échec interroge sur l’époque dans laquelle nous sommes entrés. La période est marquée par une volonté d’exploiter toujours plus les capacités cognitives puis les capacités émotionnelles et subjectives des êtres humains sans s’embarrasser ni de leurs consciences et de leurs pensées réflexives, ni des ressources qui leur seraient nécessaires pour cela. Une forme de barbarie bien plus inquiétante que le développement de l’intelligence artificielle !

Je souhaite montrer ici que l’exploitation de l’intelligence cognitive dans le travail – révélée par les controverses sur l’IA HAL – s’appuie en général sur une certaine conception de la rationalité. Le choix de nos conduites serait uniquement instrumental, orienté vers un but, le profit maximisé. Or une telle conception doit être aujourd’hui largement critiquée et combattue pour ouvrir l’hypothèse du travail humain.

Penser que la raison instrumentale, l’intelligence cognitive qu’elle mobilise, permette à elle seule de former des choix rationnels est discutable. Le neuroscientifique Antonio Damasio a montré que des personnes atteintes de lésions au cerveau pouvaient prendre systématiquement des décisions absurdes alors que leurs capacités cognitives restaient intactes. L’explication avancée par Damasio est qu’aucune décision « sensée » ne peut être prise uniquement sur la base des capacités cognitives et de l’information dite objective s’il n’y a pas un affect, une relation affective, qui permette de métaboliser une représentation du monde pour l’action. Les patients de Damasio ne prennent pas en compte les conséquences de leurs décisions pour leurs propres personnes.

C’est d’une certaine façon une situation universelle. Nous ne pouvons prendre en compte les conséquences d’une décision dont nous ne « ressentons » pas les effets. C’est, par exemple, ce que nous pouvons observer régulièrement dans la scène économique. Des décisions apparemment rationnelles sont prises quotidiennement, mais limitées à un nombre de critères étroits qui en excluent les incidences sur l’environnement, sur la société, voire sur les emplois et ceux qui travaillent ou encore sur les clients.

Reconnaissance du travail humain

Plus généralement, les décisions économiques doivent résulter d’un compromis de rationalité – instrumentale/sociale/subjective – dans les systèmes socio-techniques en tant que communauté humaine de production et de travail pour prendre en compte les conséquences sur les sociétés et les personnes qui y vivent ! C’est un enjeu de reconnaissance du travail humain dont les problématiques environnementales et climatiques découlent.

Franck Guarnieri rappelle que travailler ne se réduit pas à l’exercice de l’intelligence au sens de l’IA. Il demande une forme d’engagement pour que ceux qui travaillent non seulement le fassent avec intelligence mais également avec une pensée réflexive. À la suite des travaux de Georges Canguilhem, repris par Yves Schwartz sur l’activité, les études sur le travail montrent que l’intelligence humaine, comme tout processus du vivant, n’est pas réductible aux capacités logico-mathématiques de l’IA. Elle exprime aussi un rapport au réel, une mise à distance, grâce à laquelle peuvent se déployer la subjectivation et la symbolisation, la capacité de penser, la conscience.

Autrement dit, si les capacités de l’IA HAL dépassent en logique formelle, en capacité de calcul et en mémorisation de cas les capacités d’un être humain considéré comme un individu isolé, HAL est loin de pouvoir inventer sa propre contradiction. Pour cela, l’intelligence HAL devrait subjectiver, symboliser, penser et conscientiser sa propre situation vis-à-vis du reste du monde, et pas seulement calculer le meilleur coup dans un ensemble de possibles, quel qu’il puisse être !

Névrose de maîtrise

Il nous faut donc abandonner définitivement cette névrose de maîtrise que les débats actuels sur l’IA cristallisent aujourd’hui. Ces dilemmes, présents dans les œuvres de science-fiction en particulier, sont aujourd’hui aussi ceux que nous anticipons dans le travail en transformation avec le développement et la diffusion du numérique, avec le développement des diverses formes de compétences… Est-ce que dans les entreprises, qu’elles soient grandes ou petites, privées ou publiques, le choix sera fait de solliciter l’intelligence humaine au sens de la conscience, de la pensée réflexive, ou seulement l’intelligence cognitive pour travailler ?

Rapports de force. Gerd Leonhard/Flickr, CC BY

La réponse à cette question est aujourd’hui au centre des préoccupations de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) concernant le management du travail, sa qualité de vie, et au-delà la santé. Est-ce que le travail est une opportunité d’autonomie et de développement pour ceux qui y sont engagés ou est-ce que le travail n’est qu’un résultat exploitable ? De nombreuses recherches portent aujourd’hui sur les organisations apprenantes, et des dispositifs organisationnels tels que les espaces de discussion sur le travail- voir à ce propos le dossier de la revue Activités sur les environnements capacitants.

La technologie révélatrice du travail humain, de ses ressources mais aussi de ses résultats : d’un objet instrumental à un objet social élargi à la vie humaine !

Il n’y a pas de déterminisme de l’intelligence artificielle qui pousserait à l’exploitation ou l’optimisation des capacités cognitives. Elle est aussi une opportunité pour nous affranchir de tâches répétitives y compris intellectuelles.

L’introduction de ces technologies modifie les tâches de travail : un rapport du Conseil d’orientation pour l’emploi évalue à 10 % les emplois dont la pérennité est menacée par l’automatisation et à 50 % les emplois dont le contenu d’activité serait transformé par la diffusion de l’IA. On peut alors penser que les compétences que la machine ne saurait prendre en charge mais qui constituent pour les humains un allant de soi reviendront en force. À savoir, les compétences socio-relationnelles, sociales, les soft skills, les compétences émotionnelles, etc. Pour valoriser économiquement ces compétences, construire des emplois décents, il nous manque un modèle économique qui nous permette de faire exister économiquement ces savoirs-faire pour pouvoir ensuite les développer.

Travail de construction. Pxhere

Sortir de la vision du profit à court terme

Ce n’est pas qu’un enjeu de développement, c’est un véritable choix de société que d’imaginer une valorisation du travail qui ne soit pas réduite au profit. Accepter cette réduction, c’est contraindre toujours plus l’intelligence et la pensée de ceux qui travaillent, sous le diktat d’une interprétation étroite du concept de rationalité limitée. Sortir de cette réduction c’est accepter la responsabilité de la complexité du travail pour prendre en charge les problématiques sociales, environnementales, climatiques… Mais toutes ces problématiques ne montrent qu’une partie du chemin à faire ! Il sera nécessaire d’expérimenter et élaborer des modèles économiques qui sous-tendent le développement de l’activité, de la subjectivité et de la coopération. Cela relève alors d’un choix politique pour permettre cette révolution et réfléchir sur la transformation de l’objet social de l’entreprise.

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