Des oursins kangourous, des buccins polaires dont la durée de gestation est de 25 mois… Pour survivre dans les eaux froides, les espèces qui évoluent dans les terres et les eaux australes ont su, au fil de millions d’années d’évolution, s’adapter. Une capacité qui est aujourd’hui mise à mal par la vitesse effrénée du changement climatique, dont la rapidité atteint des records dans cette partie du monde à mi-chemin entre l’Antarctique et l’Afrique.
La plus grande réserve naturelle française subit aujourd’hui des bouleversements à un rythme effréné, celui du changement climatique. Ce réservoir unique de biodiversité se concentre autour des îles Australes Françaises, un ensemble de trois archipels sans habitants, uniquement fréquenté par des scientifiques et les personnels des Terres australes et antarctiques françaises, administration d’outre-mer qui en assure la gestion.
Perdues aux confins des océans indien et antarctique, à mi-chemin entre l’Afrique du Sud, le continent antarctique et l’Australie, les îles Australes Françaises regroupent les archipels de Crozet, de Kerguelen, et de Saint-Paul et Amsterdam.
Des archipels qui subissent une double peine climatique
Ces archipels font partie des régions du monde où la vitesse du réchauffement climatique est l’une des plus marquées depuis le milieu du XXe siècle, avec des records de réchauffement de l’air de +1,5 °C aux îles Kerguelen. La région devrait de surcroit continuer à se réchauffer au cours du XXIe siècle.
Les îles australes françaises subissent en fait la « double peine » des bouleversements climatiques qui affectent aujourd’hui à la fois les milieux terrestre et marin. Les effets cumulés de l’accélération du réchauffement de l’atmosphère et de l’océan, de l’élévation du niveau marin, de l’acidification des océans, de la fréquence croissante des événements climatiques extrêmes et d’une saisonnalité de plus en plus marquée sont d’ores et déjà perceptibles.
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Une biodiversité unique ainsi menacée
C’est d’autant plus inquiétant que les îles Australes possèdent un patrimoine naturel exceptionnel. Sa singularité mais aussi sa fragilité ont conduit à la création de la Réserve naturelle nationale des Terres australes françaises en 2006 puis à son classement au patrimoine mondial de l’Unesco en 2019. Étendue à l’ensemble de la zone économique exclusive (1,6 millions de km2), elle constitue aujourd’hui la seconde plus grande aire marine protégée au monde.
La biodiversité marine exceptionnelle des îles Australes est en fait le résultat d’une longue histoire évolutive. En partie isolées des autres océans, les espèces s’y sont progressivement adaptées aux eaux froides de l’océan Austral, au fur et à mesure que celui-ci s’est refroidit, par étapes, au cours des 40 derniers millions d’années.
En résultent des caractéristiques uniques telles que l’existence d’un grand nombre d’espèces d’invertébrés marins qui incubent leurs petits, plutôt que de disperser leurs larves au gré des courants marins. Ainsi, chez de nombreuses espèces d’oursins, les femelles possèdent des poches où elles incubent leurs petits, à l’image des mammifères marsupiaux, on parle d’ailleurs d’oursins kangourou !
Des espèces incubantes et des rythmes lents de croissance
Plus de la moitié des espèces d’oursins sont incubantes dans l’océan Austral contre uniquement 1 % dans le reste de l’océan mondial.
On retrouve la même situation chez de nombreuses autres espèces d’échinodermes (embranchement qui regroupe, en plus des oursins, les étoiles de mer, les concombres de mer, les ophiures et les lys de mer), d’éponges, de mollusques, ou encore de crustacés.
Cela résulte sans doute du long isolement écologique et géographique des espèces de l’océan Austral et de l’impact des anciennes périodes glaciaires durant lesquelles la production planctonique était fortement réduite à cause de l’existence d’une banquise permanente, conditions très défavorables aux espèces dont les larves devaient se nourrir de plancton.
Autre conséquence de la longue évolution des espèces de l’océan Austral, le rythme de croissance des invertébrés marins est 2 à 5 fois plus lent que celui des espèces tempérées des mêmes groupes. On a pu constater des ralentissements extrêmement importants, de 3 à 15 fois plus lents chez les mollusques, ou encore de 6 à plus de 50 fois chez les brachiopodes, un groupe d’invertébrés marins. Le record est détenu par l’espèce de gastéropode Neobuccinum eatoni qui incube ses petits pendant 25 mois. Ces faibles rythmes de croissance s’expliquent par le métabolisme lui-même ralenti des organismes, adaptation qui permet de réduire le coût de leurs dépenses énergétiques. Les organismes marins peuvent survivre dans les eaux froides grâce à des adaptations physiologiques originales. Ainsi, la température optimale de vie des poissons notothénioïdes est de 0 °C grâce à l’évolution d’enzymes dont le rendement est maximal à cette température.
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Des espèces particulièrement vulnérables au réchauffement
Le revers de la médaille est que ces espèces sont bien moins tolérantes au réchauffement que leurs homologues des régions tempérées ou tropicales. Les invertébrés marins de l’océan Austral sont dépourvus des protéines qui garantissent un bon fonctionnement physiologique lors des changements de températures. Là encore, ceci s’explique par la longue évolution de ces espèces dans des eaux froides et des environnements aux températures relativement stables. Toutes ces adaptations originales font que les espèces sont particulièrement sensibles au réchauffement climatique, d’autant que les vitesses actuelles sont beaucoup trop élevées pour que les espèces puissent évoluer et s’adapter, et les espèces insulaires n’ont pas nécessairement la possibilité de migrer vers des zones plus froides.
Pour la majorité de ces espèces, l’augmentation des températures à terre et en mer génère un stress physiologique qui affecte les chances de survie des organismes, leur croissance, ainsi que leur succès reproducteur. Ceci est particulièrement critique durant l’été austral, lorsque les vagues de chaleur observées depuis quelques années font monter la température de l’air et des eaux côtières de plusieurs degrés en quelques jours. L’augmentation en intensité et en fréquence des événements climatiques extrêmes tels que les tempêtes accroît en plus de cela les phénomènes d’érosion côtière et les flux de sédiments qui perturbent les écosystèmes littoraux et côtiers.
La forêt d’algue également menacée
Ces événements impactent également le développement des forêts sous-marines formées par l’algue géante Macrocystis pyrifera, espèce de laminaire qui aux îles Kerguelen, est capable d’atteindre des longueurs de 40 à 50 m. Véritable espèce ingénieure, cette algue géante est à l’origine de l’un des écosystèmes les plus riches de la planète et remplit de nombreux services écosystémiques tels que la protection des côtes et la formation de micro-habitats pour une importante diversité d’organismes marins.
Par son importante activité de photosynthèse, elle compense aussi en partie l’acidification des eaux marines côtières. En effet, à cause de l’absorption d’une partie du gaz carbonique présent dans l’atmosphère, l’acidité des eaux océaniques augmente, ce qui impacte la croissance des organismes à coquilles tels que les mollusques, ou ceux à squelette interne carbonatée comme les échinodermes (dont les oursins et les étoiles de mer).
Un laboratoire en temps réel du réchauffement
La biodiversité unique des îles Australes passionne depuis longtemps les scientifiques qui ont mis en place des dispositifs d’observation pour des études allant des plantes et de la faune terrestre jusqu’aux espèces marines. La position géographique de ces îles en fait des objets d’étude de premier ordre pour comprendre l’effet du changement climatique sur des espèces et des environnements particulièrement vulnérables. L’objectif est de pouvoir prédire les changements qui s’opèrent à l’échelle des organismes, des populations, ou des écosystèmes.
Grâce aux programmes soutenus par l’Institut polaire français Paul-Emile Victor, les scientifiques inventorient les espèces terrestres et marines et en découvrent régulièrement de nouvelles. Toutes les données recueillies permettent de réaliser des modèles numériques de distribution des espèces en fonction des paramètres du milieu et de prédire l’évolution de leur répartition suivant les différents scénarios climatiques du GIEC. Ainsi, certains de ces modèles prédisent la disparition des oursins kangourou le long des côtes de Kerguelen d’ici à 2100, sur la base du scénario le plus pessimiste du GIEC (scénario RCP 8.5).
Depuis plus d’une vingtaine d’années, de nombreuses méthodes ont été développées par les chercheurs dans les domaines de la micro-électronique, de la génétique et de la chimie pour réaliser des suivis réguliers des populations et des espèces. L’activité des oiseaux (albatros, pétrels et manchots) et des mammifères marins (éléphants de mer) est notamment suivie par bio-logging, une technique qui consiste en un dispositif électronique miniaturisé que les scientifiques attachent à certains individus pour connaître leur position, leurs mouvements et leur comportement alimentaire.
Des mesures biogéochimiques comme la température et la salinité sont aussi réalisées par bio-logging. Récemment labellisées par le CNRS, ces séries de données font des albatros, des manchots ou des éléphants de mer de vraies sentinelles de l’état de santé des écosystèmes marins. Ces animaux sont aujourd’hui devenus des auxiliaires océanographiques de premier ordre pour l’observation et la connaissance de l’océan Austral.
Au cours des XIXe et XXe siècles, la fréquentation humaine et l’exploitation des ressources naturelles des îles Australes se sont accompagnées de bouleversements importants dans les communautés végétales et animales terrestres à cause du nombre important d’espèces introduites. Plusieurs travaux scientifiques étudient l’expansion géographique de ces espèces de plantes, d’insectes, de poissons et de mammifères introduits par l’homme. Combiné aux effets des changements climatiques, l’impact de ces espèces constitue aujourd’hui un réel défi en matière de conservation et une menace croissante pour la biodiversité native de ces écosystèmes qui a évolué en partie isolée des autres régions.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 4 au 14 octobre 2024), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « océan de savoirs ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.