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Les impensés de la « réforme de l’islam »

Des musulmans.
Des musulmans durant la prière, devant la Grande Mosquée de Paris, à Paris, le 25 juin 2017. Zakaria Abdelkafi/AFP

L’idée de vouloir « réformer l’islam » n’est pas neuve, elle a une véritable légitimité dans le champ islamique et elle fut même théorisée par nombre de penseurs, savants, hommes ou femmes, et ce, depuis au moins le premier tiers du XIXe siècle parmi le milieu des oulémas en Tunisie ottomane ; autant qu’on puisse remonter.

C’est d’ailleurs sur cet héritage peu connu, écrasé par l’actuelle domination du salafisme saoudien et de la galaxie des Frères musulmans, que des femmes courageuses tentent, depuis la France, de faire émerger un islam progressiste, telles que Kahina Bahloul avec la « mosquée Fatima » ou Anne-Sophie Monsinay et Eva Janadin avec leur « Mouvement pour un islam spirituel et progressiste ».

Les hommes ne sont pas en reste bien sûr, certains contribuent à l’effort des premières, Faker Korchane notamment aux côtés de Kahina Bahloul ou Omero Marongiu-Perria qui intervient régulièrement au sein des deux mouvements. D’autres encore creusent leur propre sillon, plus ou moins critique à l’égard des discours de l’islam majoritaire, à l’instar du Dr al Ajamî, coraniste, auteur d’une thèse de doctorat sur l’exégèse coranique et dont le site Internet propose des articles thématiques originaux sur des questions souvent verrouillées par l’exégèse mainstream, par exemple, le salut des non-musulmans dans l’au-delà ou l’épineuse question de l’égalité hommes/femmes dans l’héritage.

Citons également Mohamed Bajrafil, docteur en linguistique, désormais ex-imam, qui se confronte de plus en plus frontalement au paradigme conservateur propagé dans les milieux pratiquants qu’il déconstruit en vue d’une relecture plus contemporaine, par exemple ici avec la question, notamment, de l’apostasie (ردّة ridda) et du rapport manichéen entre croyants/« mécréants ».

Tareq Oubrou, imam de Bordeaux.

Enfin, l’imam de la mosquée de Bordeaux, Tareq Oubrou, qui intervient régulièrement sur les débats qui agitent notre société avec une argumentation visant l’apaisement social, non sans égratigner de temps en temps certaines pratiques que le discours religieux dominant a tendance à surinvestir, lorsqu’il montre par exemple comment l’interdiction de l’imamat féminin n’a en fait rien à voir avec un quelconque ordre divin mais relève plutôt de l’histoire humaine (et masculine) du droit canon ou lorsqu’il relativise grandement l’obligation (وجوب wuǧūb) du port du voile.

Ces quelques exemples sont loin d’être exhaustifs, les acteur(rice)s du courant réformiste sont légion, leur production ayant été le plus souvent censurée par des régimes autoritaires qui donnaient, ce faisant, des gages « d’authenticité » (أصالة aṣāla) à leur extrême droite religieuse.

Les réformistes sont tels des électrons libres pour le moment, éparpillés ci et là, ils ne constituent pour le moment pas encore un mouvement assez structuré pour donner le change aux courants dominants, certains même parmi eux ne s’apprécient guère, mais toujours est-il qu’ils concourent, bon gré mal gré, à ce qu’on appelle la « réforme de l’islam ».

Colloque sur la réforme de l’islam, MSH Paris Nord.

Et qui sait, la minorité d’aujourd’hui pourrait devenir la majorité de demain, qui aurait par exemple prévu que le judaïsme réformé devienne aux USA le courant majoritaire ? N’oublions pas également qu’avant de devenir le courant dominant dans le monde sunnite, le salafisme n’était encore à l’aube du XXe siècle qu’une secte n’ayant pas très bonne presse dans le monde musulman (voir la série en 34 épisodes de l’ex-salafiste Islam Ibn Ahmad ou, pour une approche plus académique, l’ouvrage riche de notre collègue du CNRS Nabil Mouline.

Réformer ou… pacifier ?

Notre gouvernement également y semble sensible puisque ce projet avait déjà été annoncé dès l’année 2018 sous les auspices notamment du politologue Gilles Kepel et du philosophe Youssef Seddik.

Il est désormais replacé au cœur des débats avec la fameuse « Charte des principes » de l’islam de France, pendant que le projet de loi « confortant le respect des principes de la République » est encore débattu.

Comme souvent, le diable réside dans les détails, notamment dans les mots : pour certains, réformer l’islam signifie que cette religion et ses adeptes devraient être « pacifiés », partant de l’équation simpliste qu’islam = « islamisme » potentiel (les guillemets sont de rigueur) = terrorisme potentiel.

À l’autre extrémité du spectre, les musulmans conservateurs – militants ou non de l’islam politisé – considèrent que l’islam n’a aucunement besoin d’être réformé, voire même que cette religion serait intrinsèquement réformiste, car ils comprennent « réforme » au sens de l’arabe moderne إصلاح (iṣlāḥ) qui est à leurs yeux connoté positivement. Pour eux, cette notion signifie le retour aux sources dites authentiques de l’islam et aux trois premières générations de musulmans (سلف صالح salaf ṣāliḥ).

La même notion, on le voit bien ici, signifie des choses bien différentes, raison pour laquelle je tiens à distinguer dans mes recherches le « réformisme » du « revivalisme » : le premier intègre les acquis de l’esprit humain en réinterprétant de façon critique le patrimoine (turāṯ), pendant que le second nie toute historicité en se préservant, tant que faire se peut, de l’altérité.

Confusion des objectifs

En reposant sur la scène publique la sempiternelle question de la structuration de l’islam de France, quel objectif cherche-t-on à atteindre finalement ? S’agit-il d’une opération de communication, à l’échelle nationale, dans un contexte anxiogène et post-attentats, en vue de signifier à la communauté nationale que les représentants de l’islam adhèrent pleinement au pacte républicain ? Dont acte.

Toutefois, au vu du peu de représentativité du CFCM, il ne faut pas en attendre autre chose car s’il s’agissait par exemple de voir émerger par cela un « islam des Lumières », nul besoin d’être prophète pour savoir que ce genre de reconfiguration ne se décrète pas d’en haut. D’autant plus dans l’islam sunnite majoritaire, qui se démarque nettement de l’islam chiite sur ce point, l’autorité religieuse – même la plus légitime – ne détient aucunement le pouvoir symbolique d’imposer ses interprétations au plus grand nombre.

Par ailleurs, les grandes transformations durables ayant eu lieu au sein des religions proviennent en fin de compte toujours de la libre adhésion des fidèles et de leur abnégation à construire une autre voie, que ce soient les réformes protestantes issues du catholicisme ou, plus proche de notre sujet, l’émergence des communautés juives libérales de France face à l’hégémonie du Consistoire.

Une charte qui devrait être étendue ?

La « charte des principes » signée au forceps par la plupart des fédérations du CFCM et comportant, entre autres, l’affirmation de l’absolue égalité hommes/femmes, le droit d’abjurer sa religion, la condamnation de l’expression de la haine de l’autre, des minorités sexuelles, etc., sont en soi des éléments positifs lorsque l’on défend des idées progressistes. Néanmoins, dans un pays où un polémiste d’extrême droite multirécidiviste peut assigner des millions de nos concitoyens musulmans à une identité religieuse fantasmée et anhistorique à des heures de grande écoute, tout en normalisant une théorie mortifère dont s’est inspiré un terroriste norvégien pour assassiner lâchement 77 innocents, l’on peut à bon droit se demander s’il ne faudrait finalement pas étendre la signature de cette « charte des principes » à d’autres entités/personnalités que les seules fédérations musulmanes ?

Dans un contexte de crise multiforme, ce genre de « signaux faibles » de la radicalité ne trompent pas, il est à craindre que nous soyons déjà entrés dans l’ère des « identités meurtrières » que prophétisa l’éclaireur (et l’éclairant) Amin Maalouf, ère dans laquelle le repli sur soi auprès de SA communauté est favorisé par la mise en exergue d’identités mythifiées et excluantes. Saura-t-on résister à ce danger ?

Quelques pistes

Pour esquisser quelques pistes préalables, tout d’abord, le choix des mots est important : la notion de séparatisme, contrairement au « terrorisme » et au « fondamentalisme », ne permet pas une distinction assez claire entre un repli du soi même radical que l’on retrouve dans toutes les religions et le passage à l’acte terroriste. La plasticité de cette notion est problématique, ce n’est pas la seule, tant s’en faut. Et ne gaspillons pas trop d’espace ici avec celle « d’islamo-gauchisme », ce type d’anathème flasque illustre en soi le symptôme d’une défaite de la pensée qui ne nous élèvera aucunement en tant que société démocratique forte de ses principes.

Il est en effet très important sur ces épineuses questions de distinguer méthodiquement la question des fondamentalismes religieux de celle du terrorisme et ce sont notamment les psychologues du passage à l’acte ayant travaillé concrètement sur les cas de condamné·e·s pour terrorisme qui nous l’expliquent le mieux. Même si la religiosité peut être en effet importante pour nombre d’entre eux au titre de la justification de leurs actes, ce n’est pas elle qui en est le moteur psychique.

Séparatisme : faut-il une loi ? – 28 Minutes – Arte.

Les djihādistes sont en cela bien plus proches des terroristes de Christchurch, d’Oslo et d’Utøya, voire même du Ku Klux Klan, qu’ils ne le sont d’acteurs de l’islam politisé partageant pourtant l’identification à la même religion.

Par conséquent, l’antienne autour de la longueur des voiles (dont la France a le secret depuis plus de trente ans) et, demain peut-être, sur la solidité des perruques, peut à la rigueur être pertinent s’il s’agit par cela de traiter la question des fondamentalismes religieux. Ces derniers ont en effet une propension à sursacraliser et à établir un contrôle infantilisant du corps des femmes, toutefois, il n’y a aucun rapport entre cela et la question du terrorisme.

Pour ce dernier, je ne vois pas d’autres solutions que de renforcer les moyens des professionnels de l’antiterrorisme : renseignement, infiltrations, surveillance sur les réseaux sociaux et messageries cryptées ; chacun son métier, c’est eux qu’il faut impérativement consulter sur ces questions et non des tartuffes.

Enfin, pour conclure sur le sujet de départ, si réforme de l’islam il y a, elle ne pourra que très difficilement s’épanouir dans un contexte anxiogène où l’actualité demeure saturée par la référence quasi obsessionnelle à cette religion et, en cela, les terroristes ont pour le moment gagné sur un point : leurs attentats sont parvenus à hystériser les débats. Ne leur offrons donc pas cette victoire en sachant strictement séparer les choses afin que puisse émerger sereinement des musulmans eux-mêmes un courant de l’islam progressiste, et ce, dans notre intérêt à tous.

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