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La pandémie a mis en lumière les conditions déplorables de travail des infirmières, qui sont plus nombreuses que jamais à quitter la profession. Shutterstock

Les infirmières sont épuisées : il faut en finir avec le temps supplémentaire obligatoire

La pandémie de la Covid-19 a exacerbé plusieurs problèmes systémiques dans le réseau de la santé québécois. Parmi les plus criants : la gestion de la main-d’œuvre et, plus précisément, les conditions de travail des infirmières.

Les conditions de ces professionnelles de la santé — majoritairement des femmes — ne sont guère alléchantes : pénurie constante, charge de travail démesurée, temps supplémentaire.

En temps de crise sanitaire s’y ajoutent un risque d’infection, un risque de propagation du virus et des vacances annulées. Aujourd’hui, plusieurs sont découragées et surmenées. Des données obtenues par La Presse en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics auprès de 20 des 22 CISSS et CIUSSS du Québec révèlent que 4000 infirmières ont démissionné de leur poste dans le réseau public depuis le début de la pandémie, soit 43 % de plus que l’année d’avant. En parallèle, les agences privées reçoivent plus de candidatures que jamais.

Le plus gros irritant demeure les temps supplémentaires obligatoires (TSO), des périodes de travail hors du quart de travail régulier imposées par les établissements. Une infirmière ayant complété son quart de jour pourrait se voir imposer un TSO, l’obligeant à rester à l’hôpital jusqu’à 23 heures. Elle devra faire fi de sa fatigue et de ses engagements familiaux, son devoir premier étant de voir au bien-être de ses patients.

Les TSO existent depuis longtemps, mais la demande croissante en soins en raison de la Covid-19 rend les établissements plus susceptibles à un abus de gérance.

En tant que bioéthiciens, nous étudions les enjeux éthiques liés à la santé. Nous analysons les pratiques, les décisions et les politiques de santé afin d’orienter et de soutenir les décideurs.

Les temps supplémentaires comme mode de gestion

Les TSO ont été conçus pour répondre à des situations urgentes et exceptionnelles où la santé et la sécurité des patients sont compromises. Ils ont été mis en place comme mode de gestion pour répondre à la pénurie de personnel, aux congés de maternité ainsi qu’à l’augmentation du volume d’activité dans les hôpitaux.

Toutefois, ils sont devenus des mesures auxquelles les gestionnaires ont régulièrement recours. Selon les plus récentes données du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), plus de 13,5 millions d’heures supplémentaires ont été faites dans les établissements de santé de la province en 2017-2018. En 2018 seulement, les infirmières de l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec ont fait presque 5000 heures supplémentaires obligatoires, excluant les heures supplémentaires volontaires. Ailleurs au Québec, les données ne sont pas encore disponibles.

Selon ces gestionnaires, l’annulation des chirurgies électives et la réduction des services seraient inévitables si les TSO n’existaient pas. Une infirmière pourrait notamment être contrainte de demeurer au travail pour empêcher la fermeture d’une salle d’accouchement par manque de personnel. D’ailleurs, le gouvernement du Québec n’a jamais réellement remédié au manque de main-d’œuvre dans le réseau de la santé parce que les TSO permettent justement au système de fonctionner… jusqu’à ce qu’il y ait une crise qui précipite son effondrement.

Néfastes pour la santé

Les TSO contribuent au phénomène d’épuisement professionnel et portent atteinte à l’intégrité physique et psychologique des infirmières. Elles se retrouvent tiraillées entre leurs vies professionnelle et personnelle, entre fournir des soins de qualité à la population et veiller à leur propre santé.

De plus, les TSO rendent dangereuse la prise en charge des patients. Celles qui travaillent 16 heures consécutives ont souvent des facultés affaiblies. Seules huit heures séparent ce quart de 16 heures du prochain quart régulier : il faut retourner au domicile, se laver, manger, dormir et revenir au travail.

Elles sont donc plus à risque de commettre des erreurs médicales, comme la mauvaise prestation de médicaments. La qualité et la sécurité des soins prodigués à la population sont compromises, selon les témoignages des infirmières. La plupart ont rejoint la profession pour aider autrui, non pas pour lui porter préjudice.

Prises en otage

Les infirmières qui refusent les TSO sont réprimandées par leurs superviseurs, qui les menacent de sanctions. Ils leur rappellent qu’elles manquent à leur obligation de prendre soin et invoquent le Code de déontologie : pour assurer une continuité dans les soins des patients, leur présence serait requise.

Femmes infirmières mettant des gants
Les infirmières ne peuvent refuser de faire du temps supplémentaire, même si leur état de fatigue peut nuire à leur prestation de soins. Elles se retrouvent ainsi en conflit.

Leurs devoirs de non-malfaisance et de bienfaisance envers leurs patients se trouvent donc en conflit. En bioéthique, la non-malfaisance est issue d’une longue tradition médicale qui pose comme premier devoir de ne pas nuire (primum non nocere). Ainsi, les infirmières souhaitent ne pas faire de tort à leurs patients en raison de leur fatigue. D’un autre côté, elles ne peuvent les laisser sans soins. Elles se sentent ainsi « prises en otage », sentiment qui s’est accentué avec la pandémie.

Pour les soignantes, il se développe aussi une tension entre la bienveillance envers les patients et la bienveillance envers soi-même. Un sentiment de solidarité envers les collègues, tout aussi épuisées, joue également un rôle dans cette décision.

Dénonciations de la FIQ

La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), qui regroupe 76 000 infirmières, infirmières auxiliaires, préposés aux bénéficiaires, inhalothérapeutes et perfusionnistes cliniques, milite depuis plusieurs d’années pour l’abolition les TSO.

Les manifestations de la FIQ à l’automne ont servi à dénoncer les conditions de travail des professionnelles de la santé. « On tient le réseau à bout de bras, travailler à se rendre malade, c’est terminé » ; « Les soins de santé sont à l’agonie, nous sommes la solution » : voilà les messages qui sont lancés.

La FIQ souhaite implanter des ratios infirmière-patient sécuritaires et établir des équipes de travail stables, avec des postes à temps plein qui favorisent la conciliation travail-famille. Il est inacceptable que la charge d’une infirmière s’élève à 100 patients, soutient-elle.

Nancy Bédard, présidente de la FIQ, lors d’une manifestation syndicale, le 25 novembre 2020 à Québec. La Presse Canadienne/Jacques Boissinot

Les options qui s’offrent à celles qui refusent les TSO sont le congé de maladie pour épuisement, le travail à temps partiel ou la retraite prématurée. La FIQ estime que l’embauche massive d’infirmières aura pour avantages de réduire la charge de travail, le taux d’invalidité et d’absentéisme, l’épuisement professionnel, le nombre d’accidents au travail ainsi que d’augmenter la qualité des soins.

Le gouvernement a indiqué ne pas être en mesure et d’accorder une augmentation salariale et d’investir dans la réduction de la charge de travail.

Selon l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, un nombre record de professionnels (78 204) a été enregistré en mars dernier. Ainsi, la disponibilité des infirmières n’est pas le cœur du problème. Celui-ci réside plutôt dans les conditions des postes à temps complet : des quarts de jour, de soir et de nuit ou bien du travail dans trois unités de soins différentes, en plus du TSO. Les infirmières en fonction ne souhaitent pas combler ces postes peu attrayants, préférant la liberté accordée au statut de temps partiel.

Des moyens de pression, mais à quel prix ?

Qu’aurait représenté une journée sans TSO — ou une grève — pour le système de santé en temps de pandémie ? Elle impliquerait une tension, pour ces professionnelles, entre la justice et le principe de non-malfaisance. En appliquant ce moyen de pression, elles dénonceraient leurs conditions de travail et leur santé compromise. Toutefois, les heures qui ne seraient pas passées au chevet de patients pourraient s’avérer cruciales pour ces derniers, notamment ceux aux soins intensifs en raison de la Covid-19.

Le sacrifice des patients d’aujourd’hui pour le bien des soignantes — et des patients — de demain est-il justifiable sur le plan éthique ?

Pour que le système de santé soit viable et pérenne, il est nécessaire que soient respectées la santé, la sécurité et l’intégrité — physique, psychologique et morale — du personnel soignant. C’est en le soutenant qu’il se rendra disponible à long terme. La Covid-19 est une crise sanitaire majeure et ne pourra être vaincue qu’avec l’aide des professionnelles de la santé. Pour prendre soin de nos soignantes, il est grand temps que le TSO devienne ce qu’il aurait toujours dû être : une mesure d’exception.

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