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Les plateformes dédiées aux innovations sociales numériques sont nombreuses et diverses, mais trop peu connectées entre elles. Couleur/Pixabay

Les innovations sociales numériques peuvent-elles relever les grands défis ?

Avec l’explosion des innovations sociales numériques (ISN) en Europe, les utilisateurs sont désormais plus aptes à résoudre des problèmes ayant trait à des sujets aussi divers que l’inclusion sociale, la santé, la démocratie, l’éducation, la migration ou encore la durabilité. On pense notamment à des outils tels que la civic tech, les plates-formes de régénération des quartiers, la création de cartes collaboratives, le crowdfunding citoyen, l’éducation par les pairs ou les banques de temps en ligne.

Diverses organisations soutiennent le développement des ISN, proposant des services de conseil, un accès aux réseaux, des financements, des ressources et des compétences. La fondation britannique NESTA, qui coordonne le projet DSI4EU financé par l’UE, est l’un des principaux think tanks dans ce secteur.

À l’échelle européenne, différents dispositifs de soutien aux innovations sociales et aux ISN ont été mis en place, tels que la Social Innovation Competition, dont la 6e édition a eu lieu à Paris le 20 mars dernier. Enfin, de nombreux événements, festivals et conférences sont également organisés, comme la Social Good Week de Paris ou le Ouishare Fest, initialement français et qui s’est désormais internationalisé.

Toutefois, même si du temps, des efforts et des ressources considérables sont déployés pour ces activités, il semble encore nécessaire de faire tomber certaines barrières entravant leur développement et leur capacité à répondre de manière efficace aux grands enjeux de notre époque.

Remise en question de la transparence

La transparence d’une plate-forme est un indicateur important de sa capacité à encourager la participation par la décentralisation du pouvoir, l’autorisation de l’accès, de la reproduction et de la réutilisation du code source.

Pourtant, si de nombreuses ISN mettent l’accent sur la collaboration et la transparence, l’utilisation de logiciels open-source reste limitée, du moins en France. Et ce alors même que les logiciels propriétaires soulèvent des questions relatives à leurs potentielles manipulations par l’innovateur. Ce que résume Valentin Chaput, rédacteur en chef du site Internet Open Source Politics

« Si nous ne maîtrisons pas leur code, ce sont les auteurs du code qui nous contrôlent. »

Mieux communiquer vers les utilisateurs

Les entrepreneurs sociaux éprouvent souvent des difficultés à élaborer des business models garantissant leur autonomie et leur indépendance. Divers business models permettent pourtant de générer des revenus par le biais d’ISN. Parmi eux figure la commercialisation des données des utilisateurs.

Dans ce cas précis, le problème majeur n’est pas la commercialisation en elle-même (bien qu’il soit préférable de l’éviter), mais la façon dont le business model de base est communiqué aux utilisateurs. Pour obtenir des informations, les utilisateurs doivent lire dans le détail les « conditions d’utilisation » de la plate-forme, souvent communiquées dans un format peu engageant. Conséquence : ils passent rapidement cette étape, par ignorance ou manque d’intérêt.

Les plates-formes doivent être plus transparentes en termes de business model et communiquer ces derniers à leur public de façon plus accessible. Cette approche réduirait également les hésitations de certains utilisateurs à s’engager, faute de confiance.

Changement systémique ou aide à court terme ?

Une inquiétude plus profonde concernant l’économie collaborative émerge. Comme le formule Evgeny Morozov, auteur de Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom :

« C’est comme distribuer des boules Quies pour supporter le bruit intolérable de la rue au lieu de faire quelque chose contre le bruit lui-même. »

Ce constat s’applique parfois aux ISN. Comment différencier innovations potentiellement vectrices de changement systémique et innovations d’amélioration du système ? Classer les plates-formes selon leur caractère, systémique ou non, serait peu parlant : rien n’est jamais tout noir ou tout blanc. Mieux vaut s’intéresser aux activités de ces plates-formes.

Humaid, par exemple, est une plate-forme de crowdfunding grâce à laquelle des personnes souffrant de handicap ou leurs aidants peuvent récolter des fonds afin de financer l’achat des technologies d’assistance qui leur sont nécessaires. Ce faisant, Humaid reproduit en un sens l’exclusion produite par la société : elle fait des personnes souffrant de handicap l’objet d’actes de charité, plutôt que de les traiter comme des individus avec des droits et libertés (ainsi que le souligne la Convention relative aux droits des personnes handicapées). Second exemple, tiré de l’économie collaborative : Karos, une plate-forme de covoiturage lancée il y a un an, propose une option de covoiturage « entre femmes ». Par cette offre, ne reproduit-elle pas certaines pratiques existantes, qui sont avant tout source d’inégalités ?

Au lieu de faire des technologies de l’information et de la communication (TIC) des outils de réduction des inégalités profondes dans nos sociétés, de telles initiatives renforcent certaines normes existantes et les barrières d’exclusion qu’elles dressent. Répondre à de grands défis nécessite de sensibiliser les publics et de mettre en place des activités pédagogiques en lien avec les droits et libertés.

Le covoiturage Karos pour femmes seulement. Une partie de la solution à l’inégalité ou un renforcement ? Karos

Le conflit avec les organisations traditionnelles de la société civile

Les organisations de la société civile qui ont une expérience spécifique sur le terrain auprès des populations ciblées et qui sont impliquées dans des mouvements sociaux et des activités de sensibilisation peuvent jouer un rôle majeur dans le changement systémique. Néanmoins, la plupart d’entre elles se retrouvent en situation de vulnérabilité face aux plates-formes numériques.

Ainsi, certaines d’entre elles sont confrontées à la concurrence de start-up qui puisent leurs ressources et financements dans le secteur du numérique. Les compétences numériques de la nouvelle économie et l’expérience des organisations traditionnelles, spécialisées dans un domaine ou un autre, devraient donner lieu à la création d’espaces de synergie. Il existe malheureusement des obstacles à la création de tels espaces, parfois liés à l’existence de deux mondes idéologiques polarisés, celui des ONG et celui des organisations de l’économie collaborative.

Le sous-engagement des utilisateurs

Se pose aussi la question de l’incitation des utilisateurs à utiliser ces plates-formes d’ISN. La plupart d’entre elles comptent sur l’engagement citoyen, par exemple le bénévolat, la mise à disposition de compétences, d’informations, de services, de biens et d’opinions. Or le monde virtuel reflète probablement les relations économiques, sociales et culturelles du monde réel, comme le suggèrent les recherches d’Alexander Van Deursen et Jan Van Dijk de l’Université de Twente. Ceci implique que les utilisateurs d’ISN pourraient être des individus déjà impliqués dans la vie citoyenne « réelle », comme le suggèrent les recherches de Marta Cantijoch, Silvia Galandini et Rachel Gibson. Si tel est effectivement le cas, les ISN pourraient renforcer les divisions existantes au lieu de les réduire.

Afin de développer des politiques efficaces et éclairées, de plus amples recherches sur la nature des utilisateurs et de leurs schémas d’engagement sur les diverses plates-formes sont nécessaires. Néanmoins, différents obstacles, tels que le manque de données, les rendent difficiles à mener.

Le manque de données dans un monde de « big data »

Le manque de données sur les utilisateurs et l’écosystème entrave considérablement les recherches sur les ISN et leur capacité potentielle à relever de grands défis.

Les plates-formes ne partagent pas les données récoltées, afin de respecter la vie privée et la confidentialité des utilisateurs. Revers de la médaille : la réglementation sur la collecte de données peut également endiguer les recherches sur les utilisateurs des ISN, comme c’est le cas en France.

À l’échelle nationale, comme à l’échelle européenne, des initiatives de collecte et de normalisation des données sont nécessaires afin que les chercheurs puissent accéder aux données essentielles concernant l’utilisation et la participation aux ISN. Ces initiatives sont également importantes car elles permettront de mener des recherches sur les capacités de chaque pays européen, et de développer des moyens adaptés pour transférer les bonnes pratiques et exploiter les synergies potentielles.

La fascination pour la mesure (rapide) de l’impact

Pour les investisseurs, bailleurs de fonds et entrepreneurs sociaux, mesurer l’impact social est essentiel. Mais cela peut s’avérer problématique, complexe et difficile. De plus, n’oublions pas les mots de William Bruce Cameron :

« Tout ce qui peut être compté ne compte pas forcément. Tout ce qui compte ne peut être toujours compté. »

Parfois, les contraintes de temps amènent à employer des mesures d’impact vagues et inefficaces, qui n’aident pas à comprendre correctement les retombées. Montants récoltés, croissance du nombre de participants, nombre de projets soutenus et autres critères font souvent office d’indicateurs de réussite, mais de telles statistiques posent problème. Par exemple, les participants d’une plate-forme sont souvent « inactifs » : ils s’inscrivent, mais n’utilisent pas la plate-forme par la suite.

Il est nécessaire de modifier la façon dont les décideurs politiques et investisseurs envisagent « l’impact social » afin de déterminer ce qui doit être mesuré et ce qui ne doit pas l’être. Si la mesure s’avère indispensable, elle doit s’axer sur les changements concrets dont la plate-forme est à l’origine. On peut par exemple demander quelles réglementations ont changé suite aux activités des plates-formes, quels résultats ont été obtenus grâce aux recherches médicales menées sur des plates-formes patients-médecins, ou quels projets de la société civile sont réalisés et avec quels bénéfices potentiels ?

Il est important d’axer les indicateurs sociaux sur une meilleure compréhension non seulement de la façon dont sont abordées les pratiques sociales responsables des problèmes sociaux, mais aussi du rôle des plates-formes dans ce processus.

(Non)préparation de la population face aux innovations

Alors que les politiques mettent un point d’honneur à soutenir les innovations, la façon dont elles sont reçues par la population fait l’objet de peu d’attention. Il est indispensable d’investir dans l’amélioration des compétences liées à Internet et d’englober des compétences opérationnelles, formelles et stratégiques, comme le montrent les recherches d’Alexander Van Deursen et Jan Van Dijk.

En outre, les utilisateurs potentiels peuvent être peu connectés, peu informés ou peu intéressés. Ainsi, paradoxalement, les personnes qui gagneraient le plus à recourir aux ISN sont les moins susceptibles d’être au courant de leur existence. Au lieu de se limiter à la sphère en ligne, les entrepreneurs sociaux doivent donc collaborer activement avec les populations cibles de leur domaine en développant des solutions et en encourageant la participation. Comme Tom Saunders, de NESTA, l’indique, il est important de « se souvenir qu’il y a tout un monde derrière Internet ». C’est la raison pour laquelle la ville d’Amsterdam entreprend d’immenses efforts pour intégrer les individus à l’économie collaborative.

Duplication, duplication, duplication

La plupart des plates-formes numériques fonctionnent selon la logique des externalités de réseau, aussi appelées plates-formes multifaces. Cela signifie que la présence d’un groupe d’utilisateurs sur une plate-forme incitera d’autres groupes à la rejoindre. De cette façon, certaines plates-formes numériques constituent leur base d’utilisateurs rapidement et deviennent des acteurs dominants.

Si la création d’un pouvoir monopolistique peut s’avérer problématique, avoir un trop grand nombre de start-up dans le même secteur l’est tout autant, ce qui est aujourd’hui le cas dans certains secteurs des ISN. Ainsi, en France, plus de 20 plates-formes de civic tech proposent les mêmes fonctions.

Dans le cas des ISN, les gains et pertes potentiels en termes d’action sociale et d’efficacité doivent être envisagés et mieux évalués. Nombre de ces plates-formes peinent à se développer, leur base d’utilisateurs est divisée, et elles finissent par fermer quelques années après leur lancement. La solution pourrait être le partage de la réputation ou d’autres informations sur les utilisateurs entre différentes plates-formes, afin que la diversité subsiste tout en évitant de centraliser le pouvoir.

Le manque d’enrichissement mutuel

L’importance du problème susmentionné dépend également du domaine d’activité et du type d’ISN en question. Différents types d’ISN existent, et tenter de regrouper toutes les ISN peut être une erreur : c’est précisément cette diversité qui confère à l’écosystème émergeant tout son dynamisme et sa résilience. Malheureusement, celle-ci n’est pas exploitée efficacement. On observe la formation de bulles, propres à chaque domaine, qui interagissent peu. Alors que la création de synergies entre elles pourrait permettre un enrichissement mutuel et s’avérer cruciale pour améliorer leur résilience, les réseaux restent peu développés. Plateformes en Communs, une récente initiative française, a pour mission de constituer une plate-forme de coopératives et d’associations dans différents domaines d’activité afin, justement, d’exploiter leurs synergies.

Au vu du haut niveau de pénétration des technologies numériques dans notre vie, les innovations sociales numériques promettent de relever de grands défis. Des efforts supplémentaires seront toutefois nécessaires avant d’obtenir des résultats plus concluants. Dans un monde toujours plus complexe, la participation à la vie citoyenne – en ligne et dans le monde réel – reste précieuse. Les myriades de plates-formes numériques qui la facilitent désormais sont autant de gouttes d’eau qui finiront, un jour, par former un océan.


DSI4EU, Müge Ozman et Cédric Gossart préparent un volet sur les innovations sociales numériques à l’occasion de la 10ᵉ conférence internationale sur les innovations sociales, qui aura lieu à Heidelberg en septembre 2018.

This article was originally published in English

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