Bon nombre de jeux vidéo véhiculent des messages idéologiques, de manière plus ou moins subtile, que ce soit sur le plan politique ou économique ou pour exercer une forme de soft power. Pour autant, les joueurs n’identifient pas toujours ces messages, et les interprètent de manière subjective.
Des jeux vidéo sérieux à visée propagandiste ou publicitaire existent. Par exemple, America’s Army (AA), diffusé entre 2002 et 2022 sur le net, était un jeu de tir à la première personne (FPS) sur la thématique de guerre comme Call of Duty. Sauf qu’il était téléchargeable gratuitement. Dans quel but ? Valorisant l’armée des USA, il servait principalement d’outil de recrutement. Seuls les soldats étasuniens étaient jouables pour effectuer les différentes missions proposées. Ce qui donnait un seul point de vue. Ce titre a été adapté sur diverses plates-formes pour toucher un large public, y compris les adolescents dès 13 ans, renforçant ainsi sa diffusion tout en sensibilisant les plus jeunes aux métiers militaires.
En Chine, le jeu mobile Clap for Xi est emblématique d’une forme de propagande poltique. Lancé en 2017 par la firme Tencent, il invite les joueurs à applaudir le plus de fois possible le discours du président chinois Xi Jinping durant 19 secondes… Téléchargé plus de 400 millions de fois, ce jeu sérieux offre peu de place à l’interprétation et sert à renforcer le soutien au président chinois. Son gameplay simple, consistant à appuyer rapidement sur un même bouton dans un temps très court, favorise la rejouabilité et l’exposition continue aux messages politiques du gouvernement.
Mais l’idéologie véhiculée par les jeux vidéo concerne aussi le monde économique : Energyville a été commandité par le pétrolier nord-américain Chevron en 2007. Ce jeu de gestion urbaine simule la transition énergétique. Bien qu’il aborde la question des énergies renouvelables, il oriente subtilement les joueurs vers l’utilisation d’énergies fossiles, légitimant ainsi l’usage du pétrole et du gaz naturel. Ce jeu sérieux soulève des questions éthiques, notamment sur l’introduction de marques dans un contexte éducatif.
Le jeu vidéo, c’est le message
Ces jeux vidéo qui véhiculent des idéologies sont-ils pour autant efficaces ? Autrement dit, est-ce qu’un jeu vidéo peut réellement transmettre un message ? La réponse est complexe. Pour le comprendre, partons de la citation de Marshall McLuhan : « le medium, c’est le message ». Il explique ainsi que la nature du support influe sur le message lui-même. Concrètement, qu’en est-il avec un message associé à du jeu vidéo ?
En 2003, Katie Salen et Eric Zimmerman ont recensé différentes propriétés du jeu proposées par divers auteurs. Au final, seule la présence de règles représentait une caractéristique commune. Mais cela reste insuffisant pour définir le jeu, car des règles se retrouvent ailleurs comme dans le code général des impôts. Vouloir définir le jeu vidéo, malgré sa dimension technologique, est également une affaire complexe. Mathieu Triclot illustre cette difficulté dans une discussion fictive entre Socrate et Mario. La définition est au final très floue.
La perception du jeu est donc subjective comme le souligne Jacques Henriot. La lecture et la compréhension de messages véhiculés par le jeu vidéo également. Les graphismes, le son, le scénario, les dialogues, les mécaniques de jeu sont interprétés différemment selon les joueurs et peuvent s’éloigner du message initial de l’auteur du jeu. On parle d’ « écart interprétatif ».
Comment réduire l’écart interprétatif ?
Les créateurs de jeux mettent en place des stratégies pour guider au mieux les joueurs vers le message souhaité. Cela peut s’appuyer sur des textes, des musiques, des cinématiques pour tâcher d’expliciter le propos. Mais, cela peut aussi concerner les mécaniques de jeu qui servent de « rhétorique procédurale » selon Ian Bogost. Par exemple, dans un jeu de course automobile, les joueurs pourraient être invités à choisir parmi différentes marques de pneus pour espérer gagner. L’idée étant de faire penser que certains produits sont meilleurs que d’autres.
Cependant, le joueur n’est pas un récepteur passif. Son interprétation du message dépend de ses connaissances, de son expérience, de son contexte culturel et émotionnel, et même du fait de jouer seul ou en groupe. Gonzalo Frasca résume cela en disant que, « même si le concepteur propose des règles, c’est toujours le joueur qui décide ».
Jouer en groupe peut aider à surmonter certains blocages, qu’ils soient technologiques, culturels ou autres. Une pré-étude menée avec 190 étudiants entre 2022 et 2023, avec le jeu vidéo sérieux McDonald’s video game, a fait ressortir que jouer en groupe augmentait de 12 % le nombre de personnes réussissant à jouer et de 15 % celles percevant un message. Cependant, l’interprétation correcte du message n’a augmenté que de 6 %. Cela laisse supposer que le mode groupe est surtout utile pour aider à jouer et identifier un message, mais pas nécessairement pour l’interpréter correctement.
Débriefer, réfléchir
Proposer un débriefing après le jeu semble indispensable. Cela permet aux joueurs de partager leurs expériences, ressentis et interprétations. Le médiateur peut ensuite délivrer et expliquer le véritable message des auteurs du jeu. Cependant, comprendre ne garantit pas l’adhésion. Par exemple, après avoir joué à McDonald’s video game, les participants ont bien compris qu’il s’agissait d’un jeu satirique dénonçant la marque et non pas d’une publicité. Pour autant, certains ont eu envie de consommer des hamburgers pour leur déjeuner.
Il est également possible de proposer un jeu injouable pour inciter les participants à réfléchir. Par exemple, dans une formation à l’humanitaire, vous pouvez proposer de jouer à une partie de cartes où chaque joueur aura des règles légèrement différentes. Pour l’un, la carte la plus forte sera l’as, pour un autre le roi, etc. Les joueurs auront pour consignes de jouer sans parler. Rapidement, des frustrations et l’impossibilité de jouer apparaissent. Le débriefing soulignera l’importance de comprendre les différences culturelles dans un contexte où l’on ne maîtrise pas la langue des personnes à aider. Ainsi, l’impossibilité de jouer peut aussi contribuer à délivrer un message.
Jeu vidéo et soft power
Transmettre un message via du jeu vidéo est une affaire complexe via la subjectivité et les écarts interprétatifs. Cependant la citation « Le medium, c’est le message » de McLuhan sous-tend un autre aspect : la transformation progressive des sociétés dans les manières de communiquer avec des médias dominants. Le concept de Soft Power va nous éclairer. Développé par Joseph Nye en 1990, il désigne l’influence d’un pays par ses valeurs, idées et culture. Le jeu vidéo, marché culturel majeur, dépasse celui du cinéma et de la musique en chiffre d’affaires. Il peut illustrer la suprématie technologique et culturelle, notamment des États-Unis avec des acteurs comme Microsoft, Activision ou encore Rockstar Games, dont la série des GTA et Red Dead Redemption sont des titres représentatifs.
Le Japon présente également un soft power vidéoludique via des entreprises comme Sony et Nintendo, véhiculant parfois la culture nippone, par exemple Ghost of Tsushima. La Chine, quant à elle, prend également son essor dans le soft power vidéoludique via notamment Tencent depuis les années 2010. Le rachat de parts dans Riot Games voit apparaître la célébration du Nouvel An chinois dans League of Legends par exemple. En parallèle, sont recensés des titres vidéoludiques comme Black Myth Wukong qui promeuvent la culture et la mythologie chinoise.
L’Europe possède un savoir-faire industriel dans le jeu vidéo depuis les années 1980 et semble avoir pleinement pris conscience de l’importance du soft power après la pandémie de Covid-19, cherchant désormais à lier jeu vidéo et éducation.
L’emploi de jeux vidéo servant à promouvoir des savoir-faire technologiques et des idéologies se traduit désormais par un renforcement des inégalités culturelles. En effet, certains pays ne sont pas en mesure de produire de jeux vidéo pour exporter leur propre culture, alors que d’autres épousent les cultures dominantes : le prochain opus Cyberpunk Orion du studio polonais CD Projekt Red sera ainsi réalisé par un studio basé à Boston pour « américaniser » le jeu.
Le prisme du Soft Power permet de se rendre compte que la production de titres vidéoludiques visant des marchés mondialisés représente déjà en soi des enjeux idéologiques, même en l’absence de messages explicites. Dès lors, peu de jeux vidéo semblent totalement dénués de dimensions idéologiques.