Depuis le 2 septembre 2020 se tient à Paris le procès des complices et soutiens logistiques présumés des attentats de janvier 2015. Des journalistes, des policiers et des Juifs avaient alors été visés lors de différents événements meurtriers décrits comme des attentats sans précédent en France et parfois surnommés « les attentats de Charlie ».
Ces semaines de procès ont été émaillées d’actes violents dont le saccage d’un restaurant juif à Paris.
L’année 2015 apparait de moins en moins comme une exception aux yeux des commentateurs face à la multiplication des actes terroristes, mais elle ne l’était déjà plus au moment des faits pour les personnes juives ou assimilées, affectées par des violences antisémites en France depuis plusieurs années.
En effet, entre 2004 et les 2014 le nombre d’actes et menaces antisémites oscille entre 400 et 1000 faits délictueux ou criminels par an, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur. On compterait une hausse de 27 % de faits à caractères antisémites (687 actes) en 2019 par rapport à l’année précédente.
Dans ce contexte, comment les Français juifs ont-ils vécu les actes antisémites et les attentats de ces dernières années ? Une série d’entretiens réalisés dans le cadre de ma thèse de doctorat permet d’éclairer la manière dont les Juifs français se positionnent vis-à-vis de l’antisémitisme contemporain en France.
Un retour de l’antisémitisme ?
Les commentaires politiques et médiatiques qui font état des actes, criminels ou non, commis à l’encontre des personnes juives ou assimilées, parlent souvent de « retour de l’antisémitisme » depuis les années 2000.
Pourtant, les décennies précédentes avaient été marquées par différents événements, dont certains ont été particulièrement meurtriers comme les attentats de la synagogue Copernic en 1980 et de la rue des Rosiers en 1982.
Ainsi il semble qu’une lecture ahistorique s’opère régulièrement quand il s’agit d’évoquer l’antisémitisme, les derniers événements étant envisagés de manière totalement séparée de l’histoire structurelle de l’antisémitisme en France.
Antisémitisme à la française ?
Actuellement, l’antisémitisme est parfois décrit comme étant le fruit de l’importation du conflit israélo-palestinien, et non pas comme une « guerre franco-française » (selon l’expression de Pierre Birnbaum).
Pourtant les débats sur l’indemnisation des spoliations des biens des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ont suscité des vagues d’agressions antisémites en 1999. Certaines personnes juives que j’ai rencontrées perçoivent les actes récents de la manière suivante :
« Jusqu’à l’an 2000, on a, sauf quelques phases particulières et depuis la [Seconde] guerre pas de vague antisémite. Première vague antisémite, octobre 2000 […] c’est le lien avec l’Intifada en Israël qui entraine en France une vague d’antisémitisme. »
Si les origines de l’antisémitisme ne font pas consensus – entre ceux qui y voient une conséquence directe des affrontements entre Israël et Palestine à l’instar de Roger cité plus haut, et ceux qui le comprennent plutôt comme la continuité de l’antisémitisme chrétien – tous s’accordent en revanche sur le fait que l’attentat de l’Hyper Cacher le 9 janvier 2015 ne surgit pas de manière inattendue.
L’Hyper Cacher, un attentat qui s’inscrit dans une série noire
Ce qui est commun à de nombreuses personnes juives ou assimilées, c’est le sentiment que l’attaque de l’Hyper Cacher ne constitue pas une rupture avec leurs vécus, ni un surgissement soudain de la violence antisémite. Au contraire, il s’inscrit dans la généalogie des actes récents depuis le meurtre de Ilan Halimi en 2006, notamment.
Cependant, ce qui change en janvier 2015 c’est la multitude des réactions sociales aux attentats, notamment à travers la marche républicaine organisée peu après les faits. Le 11 janvier 2015, des millions de Français se rassemblent en hommage aux victimes des jours précédents, mais rapidement parmi les communautés juives un certain désenchantement apparait. Celui-ci est exprimé de manière très marquante par Roger :
« On savait très bien le 11 janvier que les gens manifestaient pas pour [l’]Hyper Cacher. Parce qu’ils avaient pas manifesté pour Ilan Halimi, parce qu’ils avaient pas manifesté pour Toulouse. Donc seuls les Juifs, en gros, se retrouvaient à manifester d’où le sentiment de malaise, le sentiment d’exclusion qu’avaient les Juifs. »
Ce qui perdure à travers les années c’est le sentiment d’abandon ressenti à la suite d’actes antisémites, y compris en 2015 où, pour beaucoup de personnes que j’ai interrogées, les victimes juives disparaissent dans l’ombre de Charlie Hebdo. L’usage du slogan « Je suis Charlie » semble avoir exacerbé ce ressenti.
Pourtant en 2012 (après les attentats de Mohamed Merah) et en janvier 2015, les réactions politiques sont nombreuses. Mais non seulement, pour les personnes rencontrées, elles ne sont pas suffisantes face au silence du reste de la population, mais elles sont en plus parfois considérées comme des formes de récupérations politiques.
Les réactions politiques : hommages ou récupérations ?
Dans un contexte où de nombreuses personnes se sentent laissées pour compte par la population non-juive, le sentiment d’agacement vis-à-vis des prises de paroles des personnalités politiques peut sembler paradoxal. Pourtant il apparaît que ces ressentis, loin d’être exclusifs, coexistent chez nombre de personnes que j’ai interrogées.
Par exemple, Romi, qui n’est pas habituée à se rendre à des commémorations ou des manifestations, s’est dite choquée par la manière dont s’est déroulée la marche blanche en hommage à Mireille Knoll assassinée à son domicile en 2018 :
« Je me rappelle que j’étais partie là-bas, y avait plein de Juifs, et j’me rappelle qu’il y avait Marine Le Pen qui s’est faite huer […]. Y avait je crois le CRIF qui était là, et y avait aussi Jean‑Luc Mélenchon, y avait la télé, en fait à la fin ça devenait n’importe quoi, c’était juste les politiques qui se faisaient huer, et on oubliait le but principal de la marche. »
Ce qui choque Romi à travers toute cette attention, c’est que la victime passe au second plan : ce qui fait événement ce n’est pas le rassemblement pour Mireille Knoll, mais les réactions virulentes à la présence de certains politiques.
« j’ai pas forcément envie de manifester avec Marine Le Pen »
Certains, comme Camille, refusent de se rendre à l’événement en raison du paysage politique qui s’y trouve rassemblé :
« Je crois qu’il y avait toute une histoire [parce que] Marine Le Pen allait participer à la marche aussi, des choses comme ça […] et que ouais j’ai pas forcément envie de manifester avec Marine Le Pen. Mais, et en même temps je veux pas du tout minimiser l’importance des marches comme ça ou, enfin je condamne pas du tout le fait d’y aller quoi. »
Ici s’exprime dans toute sa complexité le rejet de certaines réactions politiques : il y a une volonté que ces marches existent, qu’il y ait une visibilité des événements antisémites, et particulièrement les plus violents et meurtriers, mais sans que cela n’éclipse les victimes. De plus, pour Camille, défiler avec le Front national (désormais Rassemblement national) pose un problème fondamental.
Cela est sans aucun doute lié à sa perception d’un antisémitisme latent au Front national et au sein de différents groupes d’extrême droite.
Marcher avec un parti dont l’ancien dirigeant était connu pour ses propos antisémites, dans un contexte où l’extrême droite diffuse toujours des idées antisémites, est alors impensable.
Bien souvent, l’arène politique n’est pas le seul espace de revendication. Les cours de justice constituent des espaces investis à la suite de meurtres antisémites comme en atteste la présence de nombreuses associations (CRIF, France-Israël, MRAP, SOS Racisme, etc.) parmi plus de 200 parties civiles au procès des attentats de janvier 2015.
L’importance du processus judiciaire
La justice à la fois comme idéal et comme institution étatique est particulièrement importante pour un certain nombre de personnes juives ou assimilées en France pour demander la condamnation des auteurs des crimes antisémites.
À ce titre, le processus judiciaire après le meurtre de Sarah Halimi en 2017 a été source de nombreuses désillusions, d’abord parce que le caractère antisémite ne fut pas reconnu dans un premier temps comme cela est exprimé par Michel :
« Je me dis mais attends, j’ai l’impression que c’est des rigolos les juges mais je me dis bah ils doivent pas connaitre ce que c’est l’antisémitisme c’est ça le problème, c’est que finalement, c’est quoi le critère. »
Les tensions furent encore plus palpables lorsque, par la suite, l’auteur des faits fut reconnu irresponsable pénalement. Sans entrer dans un débat juridique sur cette décision judiciaire, il faut néanmoins noter qu’elle a profondément heurté et suscité de nombreuses incompréhensions parmi certaines personnes rencontrées : si l’irresponsabilité pénale impacte nécessairement la peine, doit-elle cependant priver d’un procès pour crime antisémite ? Or, pour certains, il est central que le caractère antisémite soit reconnu, car cela permet alors de souligner la particularité des violences vécues, à l’instar des autres victimes de racisme.
Trouver sa place
Mais, au lieu de contribuer à se sentir entendu, le processus judiciaire peut tendre à exacerber le sentiment d’abandon ressenti régulièrement au lendemain d’actes antisémites.
Le procès en cours, dit « historique », semble avoir redonné une place aux différentes victimes qui se sentaient oubliées, qu’elles soient juives ou non. En effet, parmi les victimes et survivants tous n’avaient pas été médiatisés de la même manière après les attentats.
Les personnes que j’ai rencontrées dans le cadre de ma recherche ont exprimé, que pour eux, certaines victimes avaient été dans l’ombre des journalistes de Charlie Hebdo. Au cours du procès, l’espace donné à chaque personne, à chaque événement, ainsi que l’expression officielle « procès des attentats de janvier 2015 » qui est finalement plus importante que celle officieuse de « procès Charlie » pourra peut-être permettre à chacun de trouver sa place.
Presque six ans après les faits, cela revêt une importance symbolique pour celles et ceux qui ont eu le sentiment que parmi les victimes certaines ont été oubliées. Pour une partie des Juifs français, il s’agit alors que les violences subies soient entendues par rapport à un sentiment d’abandon face à l’antisémitisme.
L’autrice réalise actuellement sa thèse Les mémoires de l’antisémitisme en France, sous la direction Nancy Venel (Université Lyon 2) et de Sarah Gensburger .