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Les langoustes des mathématiciens et le « frigidaire » des philologues

Inscriptions médiévales sur une église. Alain Jocard/AFP

La relation entre recherche fondamentale et médiation non savante est une sorte de tabou, que les chercheurs abordent mal volontiers, à moins qu’ils ne soient obligés de valoriser leur œuvre par les attendus des appels à projets.

Qu’il soit alors permis ici au philologue d’avouer qu’il se sent parfois démuni en lisant certains articles très pointus de ses collègues médiévistes, pour ne parler que de travaux concernant la période qu’il étudie. L’inverse doit être aussi vrai. L’imposture serait non pas de se l’avouer mais de ne pas le reconnaître.

C’est sur l’articulation nécessaire, à mes yeux, entre recherche savante et ‘vulgarisation’ que je voudrais m’arrêter dans cette brève réflexion.

Lorsqu’on parle de recherche fondamentale dans les humanités, le risque est de céder à la tentation d’opposer facticement objectivisme et subjectivisme, philologie et herméneutique, écrits scientifiques et divulgation.

La relation de dialogue entre lecture savante et lecture non savante dans le domaine des sciences philologiques, et en ce qui concerne l’auteur de ces lignes, dans le champ des lettres médiévales françaises, ne doit pas faire oublier que la recherche n’a qu’un horizon épistémique, le savoir, et qu’un seuil, sa propre critique.

Et cependant l’anachronisme herméneutique ne peut pas être aboli, car c’est la conscience de cette empathie critique qui permet de fonder la bonne distance entre les savoirs et les textes du passé, d’une part, et le regard, d’autre part, que nous portons sur eux.

Rencontre entre le clerc et le non-savant

Cette bonne distance que le philologue cherche à établir entre l’objet et son propre horizon culturel est déjà la trace de l’impossibilité d’une philologie épurée de toute passion herméneutique ; elle constitue également l’espace-temps critique où peut avoir lieu la rencontre entre le clerc et ses lecteurs non savants.

Ma réflexion se bornera aux lettres gothiques et à la philologie, l’intention étant de montrer les bienfaits d’une approche translative ainsi que sa complémentarité avec les recherches spécialisées nécessaires au progrès de la connaissance philologique des textes.

L’une des difficultés qui se posent aux médiévistes, et plus généralement aux chercheurs qui travaillent sur les sciences humaines, est la notion même de « science ».

D’un côté les sciences de la vie et de la nature possèdent malgré leur haut degré de technicité une capacité de fascination extrême, que la littérature moderne et le septième art exaltent et prolongent, en particulier dans la science-fiction.

La question de la diffusion, de la valorisation ou de la vulgarisation des recherches scientifiques se pose certes, mais d’une manière très différente, puisque dans le cas de ces sciences il s’agit moins de faire connaître les objets étudiés, de favoriser un accès à ce qui, parfois, n’est simplement pas accessible et qui ne peut être que conjecturé, que plutôt de faire connaître les découvertes et les avancées faites par les chercheurs. Bref, ce que l’on pourrait appeler la « création scientifique », parfois seule réalité tangible.

Les sciences de la nature, et encore plus les mathématiques, se posent en partie comme des œuvres (des arts, serait-on tenté de dire, en empruntant le sens médiéval du mot), des créations du premier degré – les mathématiciens parlent d’ailleurs de la beauté de certaines formules, alors que les humanités ont décrié ce concept romantique et subjectif –, là où la recherche philologique relève nécessairement de la littérature du second degré.

Gratuité apparente du discours scientifique

La plus-value sociale, la valeur ajoutée appréhensible et quantifiable, est pour ainsi dire consubstantielle à l’heuristique des sciences, même lorsqu’elles paraissent aussi gratuites et difficilement vérifiables – c’est le cas des mathématiques théoriques – que les conjectures des philologues ou les spéculations des littéraires.

Je n’évoquerai qu’un seul exemple de cette gratuité apparente du discours scientifique. Il s’agit de la réponse que l’un des plus grands mathématiciens du siècle dernier, Laurent Schwartz, avait coutume de faire lorsqu’on lui demandait : « pourquoi faire des mathématiques ? ». La première médaille Fields française affirmait alors : « Parce que les mathématiques, ça sert à faire de la physique. La physique, ça sert à faire des frigidaires. Les frigidaires, ça sert à y mettre des langoustes, et les langoustes, ça sert aux mathématiciens, qui les mangent et sont alors dans de bonnes dispositions pour faire des mathématiques, qui servent à la physique, qui sert à faire des frigidaires, qui… ».

Les points de suspension et le nombre croissant de mathématiciens à travers le monde pourraient faire craindre l’extinction du délicieux crustacé. Ces points miment en réalité le cercle herméneutique que la réponse esquisse malicieusement. Les sciences mathématiques n’ont pour objet et seule justification qu’elles-mêmes. La fin ultime de la science est la science, aussi gratuite et non profitable puisse-t-elle paraître aux non-savants dans l’immédiat ou même dans l’absolu.

L’intérêt collectif de la recherche semble ici réduit au bon plaisir d’une catégorie de chercheurs qui trouvent dans les retombées de leurs recherches leur bonheur gastronomique et leur alibi (dé)ontologique.

L’absolu de la recherche

Mais la revendication de l’absolu de la recherche scientifique et le rejet ironique de toute forme d’application utilitaire s’appuient en réalité dans l’exemple cité sur une invention, le frigidaire, dont chacun peut comprendre qu’il ne sert pas seulement à garder au frais les décapodes que les sectateurs d’Uranie, nos collègues mathématiciens, aiment tant.

Le non-chercheur, exclu ostensiblement du cercle herméneutique, y est en réalité réadmis par le biais d’une application scientifique, d’un produit technologique qui fait aussi son confort depuis un siècle.

Le non-spécialiste est ainsi incité à comprendre les exigences de ces mathématiciens qui en cherchant à satisfaire leur plaisir font en réalité l’intérêt de tout le monde.

Mais, dira-t-on, celui de Laurent Schwartz est moins une pratique mathématique qu’un discours second sur sa science, un aphorisme qui ne remet pas en cause les présupposés téléologiques et les exigences de la recherche, la nécessité d’une gratuité absolue. C’est une évidence. Et cependant, comment ne pas remarquer que le mathématicien reconnaît la légitimité de la question, qu’il se sent contraint de donner une réponse qui n’a d’humoristique que le ton, et qu’il concède que le trait d’union avec le monde, qu’opèrent ici les physiciens (c’est-à-dire d’autres chercheurs) à travers la création du réfrigérateur, est une condition et une conséquence des mathématiques.

En somme, que les mathématiciens ont aussi besoin de pouvoir profiter de leurs recherches, que la gratuité épistémique n’est pas nécessairement improductive.

Comprendre sans pouvoir nécessairement expliquer

En revendiquant pour l’étude des lettres médiévales (mais mutatis mutandis on pourrait se poser la même question pour d’autres branches de la médiévistique et pour les langues et les littératures antiques) l’arrimage de la signification au contexte original, et plus encore en résumant la compréhension du texte à la restauration de sa production originelle, la philologie moderne a posé depuis le philosophe allemand Friedrich Schleiermacher les fondements de son positivisme : comprendre sans nécessairement pouvoir expliquer, reconstituer à l’identique l’original sans prétendre abolir la distance qui nous en sépare à jamais.

Musée du moyen-âge. Joel Saget/AFP

Or toute la théorie moderne s’est édifiée sur le refus du primat de la réception première, sur une sorte d’antiphilologisme que les recherches sur l’intention du texte, d’abord, la théorie de la réception, ensuite, l’œuvre ouverte, enfin, ont élevé à dogme, en produisant souvent des surinterprétations aussi dangereuses que le refus d’explication, que la restauration philologique comme fin en soi.

Sans l’étude savante des conditions de production et de diffusion des textes du passé, aucune activité herméneutique n’est possible ni justifiée ! Même l’œuvre ouverte a besoin d’un texte fiable à déconstruire ou dont on prétend démontrer la multitude des significations.

Fins ultimes et nouvelle « translatio »

L’objectif premier du philologue doit être donc la connaissance philologique du texte étudié et/ou édité.

Mais une fois posé ce préalable, la question des risques que peut comporter une science philologique dont les fins ultimes ne seraient plus comprises, et donc justifiées, que par ceux qui en sont les sectateurs, doit se poser à tous : aux chercheurs en premier lieu.

Le philologue aurait alors tout intérêt à s’inspirer des mathématiciens sans rien céder aux exigences de l’érudition, sans renoncer aux joies de la connaissance qui n’a comme frontière que sa propre critique.

Autrement dit, il aurait intérêt à réintroduire dans le cercle herméneutique ce frigidaire qui ne sert pas seulement ses intérêts mais aussi ceux de tous les utilisateurs, c’est-à-dire de tous les lecteurs.

Les clercs médiévaux, qui seuls avaient accès au latin, aux savoirs antiques, l’avaient parfaitement compris. Ce sont eux qui ont inventé les premiers la philologie appliquée, le « réfrigérateur » des philologues : la « translatio studii ».

« Translatio » entendue comme transfert culturel et épistémique, comme médiation et incitation aux études, comme profit partagé avec les illettrés, à ceux qui ne possèdent les instruments pour apprécier les échafaudages de la restauration médiévale.

C’est ce que recherche, par exemple, Michel Zink dans son Bienvenue au Moyen Âge. Le professeur du Collège de France aurait pu refuser le projet que lui proposaient France Inter et les Éditions des Équateurs ; il aurait pu dédaigner l’œuvre de « translatio » qu’on lui demandait de réaliser, ou la considérer comme une atteinte à l’intangibilité du texte médiéval, une trahison de la « bonne distance ».

Après tout, beaucoup de clercs médiévaux n’ont pas cédé au mirage de la langue vulgaire et ont critiqué les « collègues » qui l’avaient fait. Même le plus célèbre d’entre eux, Dante Alighieri, avait dû justifier son choix de composer en langue vernaculaire (le vulgaire italien) sa « Comédie » et avait dû ferrailler dur pour emporter la tenson contre des intellectuels de l’époque, aujourd’hui connus seulement des spécialistes.

Communauté de lecteurs

Or si l’on veut saisir l’intention des auteurs médiévaux qui se réalise dans et par l’œuvre, et non seulement selon une préméditation intellectuelle, il ne faut pas dissocier clercs et laïcs, savants et illettrés.

Mais dès lors que l’on réinscrit le texte médiéval dans la durée d’un horizon d’attente longue et qu’on le soustrait à sa dimension téléologique, on ne peut le faire selon une perspective uniquement savante, en excluant de l’acte philologique, de l’interprétation herméneutique, le moderne laïc, celui qui ne pouvant pas comprendre le texte ancien ne pourra l’aimer, et renoncera ainsi à être ce « suffisant lecteur » dont parle Montaigne.

Il ne s’agit évidemment pas de faire de tout lecteur un lecteur compétent, ni de transformer tout acte philologique ou recherche savante en une œuvre destinée à la compréhension de tous ou à la transformation de chacun en lecteur informé, mais de créer les conditions pour l’existence d’une communauté de lecteurs qui aille au-delà du monde de plus en plus fermé et circonscrit des médiévistes.

La vocation du philologue n’est pas d’inviter chaque lecteur à devenir un membre de la clergie moderne. Elle est, me semble-t-il, de concilier recherche fondamentale et transfert culturel, en donnant envie au lecteur non savant de participer à la communauté interprétative qui vivifie les textes, y compris les textes médiévaux, car nous sommes tous les illettrés de quelque chose.

Une version consacrée plus spécifiquement au livre récent de Michel Zink, « Bienvenue au Moyen Âge » a été publiée sous le titre « Bienvenue au Moyen Âge ou des enjeux d’une nouvelle translatio studii », dans le n° 232 des Cahiers de Civilisation médiévale (p. 407-425).

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