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Les « late shows » et la politique : le cas de « Saturday Night Live » et de Gerald Ford

Le comédien Chevy Chase parodiant le président Gerald Ford. NBC

La tradition américaine du late show a fait ses premiers pas en France début 2023 avec Le Late d’Alain Chabat sur TF1, dans une version potache et dépolitisée. Cependant, dans leurs versions américaines, ces émissions télévisées ont un pouvoir important, et peuvent influencer durablement l’opinion publique. Nul exemple n’est plus parlant, à ce titre, que celui de l’émission culte aux États-Unis, Saturday Night Live (SNL).

L’émission satirique, une véritable institution américaine diffusée sur la chaîne NBC le samedi soir, joue depuis 1975 un rôle déterminant dans le paysage politique de la nation. Si elle présente chaque semaine des parodies et des segments musicaux, ce sont ses satires des personnalités politiques qui ont fait son succès.

Son rythme hebdomadaire lui permet d’influencer très rapidement la perception du public sur l’actualité, si bien que ses caricatures des présidents des États-Unis, en viennent parfois à être mieux connues du public que l’héritage des présidents eux-mêmes. C’est le cas tout particulièrement du président Gerald Ford, qui succède à Nixone n 1974 après le scandale du Watergate.

L’image d’un homme maladroit

Malgré les contributions importantes de Ford à l’histoire américaine, tout particulièrement sa capacité à rallier la nation après l’opprobre suscité par Nixon, il ne reste de lui dans l’imaginaire collectif que le souvenir d’un doux idiot, perpétuellement maladroit et sujet aux bourdes les plus cocasses. Lyndon Johnson disait d’ailleurs de Ford qu’il « était incapable de mâcher et de marcher en même temps ». D’où lui vient cette réputation ? En grande partie de SNL.

À l’heure où parodie et réalité semblent se mêler plus que jamais (Volodymyr Zelensky est devenu président de l’Ukraine après avoir joué ce rôle à la télévision) il est important de comprendre les mécanismes par lesquels une émission satirique peut impacter l’histoire. La caricature du Président Ford sur SNL est plus qu’une simple exagération comique qui va occulter l’importance politique et historique de Gerald Ford.Elle est une fiction marquée par le contexte politique et journalistique particulier des années 70.

De Richard Reeves a Chevy Chase : Naissance d’une caricature

SNL apparaît sur les écrans dans les années 70, à un moment où le journalisme politique prend un virage cynique. Comme le souligne James L. Baughman, le rôle du journaliste est en train de changer à cette période : finies les couvertures médiatiques glorifiantes et patriotes, il faut désormais contrer les équipes de communication professionnelles qui entourent les personnalités politiques. Alors que la guerre froide fait rage, seul un ton acerbe, ironique, emprunt de scepticisme envers la machine politique est gage d’intégrité.

C’est le parti pris du journaliste Richard Reeves qui publie en 1975 une biographie de Ford extrêmement critique. Selon lui, le Président est trop gentil, un benêt à qui on aurait confié la vice-présidence justement car il n’offense personne. Pourtant, cette image de Monsieur Tout-Le-Monde avait initialement suscité l’approbation du public. Après l’ignominie du Watergate, les médias n’avaient eu de cesse de montrer le président affairé à des tâches ordinaires. À l’inverse de Nixon, il préparait son propre petit-déjeuner, ne faisait pas chambre à part avec sa femme… La nouvelle biographie va sérieusement ternir cette image de Ford.

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Nouvellement arrivé sur les airs, SNL veut s’attirer un audimat plus jeune. La posture cynique de Reeves va se retrouver dans les sketchs des premiers humoristes de l’émission et en faire son succès. En 1975, le Président Ford a le malheur de trébucher en sortant de l’avion présidentiel Air Force One.

L’épisode sera parodié à de nombreuses reprises par l’humoriste Chevy Chase sur la toute nouvelle émission SNL.

La première apparition du faux président Ford sur SNL est semée de maladresses : il éparpille ses feuilles, se cogne la tête sur le podium, se sert un verre d’eau vide et finit par tomber avec fracas sur plusieurs chaises.

Cette pantomime a tant de succès que Chase la reprend à plusieurs reprises, sans maquillage ni accoutrement particulier, et de façon de plus en plus exagérée, bombardant les spectateurs avec des balles de golf, dérapant sur les pistes de ski et se prenant des microphones sur la figure.

Ainsi naît la fiction d’un président empoté, alors même que Ford, un joueur et entraîneur de football américain à Yale, est probablement le président le plus athlétique de l’histoire des États-Unis.

Mais qui est véritablement Gerald Ford ?

Vétéran de la Seconde Guerre mondiale, Ford avait été le représentant républicain du cinquième district du Michigan au Congrès des États-Unis entre 1949 et 1973. Son score, à chacune des 12 élections, dépassait toujours les 60 %.

Dans la Chambre basse, il avait été membre de la Commission Warren, le célèbre comité en charge de l’investigation de l’assassinat de Kennedy. Très respecté au sein de son parti, il est élu président de la minorité républicaine en 1964. Toutefois, il ne sanctionne jamais ceux qui dévient de la ligne politique du parti. « C’est contre-productif » disait Ford, qui préférait garder son capital sympathie pour de plus gros enjeux.

Son caractère conciliateur décida Nixon à le nommer vice-président en décembre 1973. En plein Watergate, Spiro Agnew, le vice-président précédant, démissionne à cause d’une affaire de corruption. Il faut lui trouver un successeur moins polémique : Ford.

Contre toute attente, le 8 août 1974, Nixon démissionne. Le lendemain, sans être passé par les urnes, Gerald Ford devient président. Son discours d’investiture tente de marquer une rupture avec son prédécesseur : « Notre long cauchemar national est terminé », déclare-t-il.

Lorsqu’il décide, contre l’avis général, de pardonner officiellement Nixon un mois plus tard, son geste sera perçu comme une trahison, ou pire encore, comme un renvoi d’ascenseur.

Pourtant, cette décision historique fut fondamentale dans la continuité de la démocratie des États-Unis. Affaibli par une suite tragique d’événements, de l’assassinat de Kennedy jusqu’à l’affaire Watergate, en passant par la guerre du Vietnam, le système constitutionnel n’est pas assez solide en 1974 pour résister à la mise en examen d’un Président. La foi des citoyens en leurs institutions aurait été perdue à jamais. Et Ford, fin connaisseur des rouages politiques, en était bien conscient. Il fallait en finir avec la présidence impériale et retourner à l’équilibre des pouvoirs que le Congrès exigeait depuis l’Acte des Pouvoirs de Guerre de 1973 . Le Sénateur Edward M. Kennedy, qui s’était fermement opposé à ce pardon, reconnut le courage de Ford en 2001. « Le temps clarifie les événements », dit-il.

Face au choc pétrolier, Ford propose un programme pour réduire la dépendance énergétique des États-Unis. En dépit des critiques du Congrès, il signe les accords d’Helsinki, une nouvelle preuve de sa vision à long terme. À l’époque, le président est accusé d’abandonner l’Europe de l’Est, alors qu’en réalité, ces accords créent un espace pour l’aperture démocratique. C’est aussi lui qui met fin à la guerre du Vietnam et qui est le premier à proposer une loi d’amnistie pour les déserteurs, amorçant un lent processus de réconciliation nationale.

Pourquoi la caricature de SNL perdure-t-elle ?

Malgré de nombreuses tentatives, l’équipe de communication de Ford ne réussira jamais à lui redonner l’image positive dont il avait bénéficié aux premiers jours de son mandat ; ni à contrecarrer la parodie immortalisée par SNL.

Si la caricature de Chevy Chase a autant marqué – et marque toujours – les esprits, c’est, selon l’historienne Shanon Fitzpatrick, parce qu’elle a une résonance toute particulière dans l’Amérique post-Nixonienne.

Après les scandales du Watergate et des Pentagon Papers, après les multiples audiences du comité chargé par le Sénat d’enquêter sur les abus des services secrets américains, la confiance du public en son gouvernement est au plus bas. À ce climat turbulent s’ajoute la crise de légitimité qu’incarne Ford lui-même, seul dirigeant américain à n’avoir jamais été élu. L’image d’un président, ex-star du football américain, qui n’arrive pas à se tenir debout… c’est là toute une métaphore qui vient raconter non pas la chute d’un homme mais la fin d’une innocence. C’est l’Amérique elle-même qui perd pied.

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