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Les leçons d’un coup éditorial : l’enquête de Society sur Xavier Dupont de Ligonnès

Personne lisant le magazine Society
L'enquête publiée par Society sur l'affaire Xavier Dupont de Ligonnès a fait le « buzz » médiatique tout au long de l'été. Jennifer Gallé, CC BY-SA

Un désastre, puis un triomphe : en moins d’un an, l’affaire Xavier Dupont de Ligonnès a donné lieu en France à deux phénomènes journalistiques presque opposés.

Le vendredi 11 octobre 2019, une large partie de la presse écrite a d’abord participé à la diffusion d’une fausse nouvelle de grande ampleur en annonçant, dans le prolongement d’un article du Parisien, l’arrestation du célèbre fugitif à l’aéroport de Glasgow.

Induits en erreur par des sources policières contradictoires, et pressés de délivrer un gigantesque scoop à une heure de bouclage des quotidiens, d’innombrables journalistes se sont fourvoyés par manque de prudence et sans doute de rigueur. Publiée neuf mois plus tard, l’enquête-fleuve que Society vient de consacrer à Xavier Dupont de Ligonnès peut apparaître comme une réponse à ce fiasco médiatique.

Elle constitue surtout la preuve que, même accablée de tous les maux, et confrontée à l’une des pires crises de son histoire, la presse écrite demeure l’un des médias les plus à même d’atteindre la vérité des faits.

Le reportage de tous les superlatifs

Un constat s’impose d’abord : les quatre auteurs de l’enquête de Society (Pierre Boisson, Maxime Chamoux, Sylvain Gouverneur et Thibault Raisse) ont réalisé un travail journalistique impressionnant, d’un point de vue quantitatif autant que qualitatif.

Publié en deux volets, dans les numéros du 21 juillet et du 6 août, leur article représente en tout 77 pages et près de 250 000 signes.

Ils ont passé quatre ans à remonter la piste de Xavier Dupont de Ligonnès, et à tenter de comprendre les raisons pour lesquelles un homme en apparence sans histoire a pu tuer l’ensemble de sa famille. Ils ont aussi essayé, en réunissant des témoignages que la police elle-même n’avait pas entendus, de retracer l’itinéraire du meurtrier au moment de sa fuite, et surtout après que les autorités ont perdu sa trace. Il en résulte un récit haletant et minutieux, qui se lit comme un roman mais résiste jusqu’au bout à la tentation du fantasme et de l’exagération.

Confier à quatre journalistes un travail aussi considérable, sans leur fixer de date de publication a priori, représentait à l’évidence une forme de pari pour un bimensuel lancé il y a à peine cinq ans.

Mais l’audace de Franck Annese, le fondateur et directeur de Society, a été récompensée dans des proportions inattendues. Habituellement vendu à environ 47 000 exemplaires, le quinzomadaire a cette fois vu sa diffusion multipliée par trois ou par quatre, selon des chiffres encore provisoires.

Initialement tiré à 70.000 exemplaires, le numéro du 21 juillet a ainsi été épuisé en quelques jours, et plusieurs réimpressions ont dû être lancées dans l’urgence. Malgré les 100 000 exemplaires prévus d’emblée pour le deuxième volet de l’enquête, deux retirages ont là encore été nécessaires, sans pour autant réussir à assouvir la frénésie du public : au cœur du mois d’août, et en dépit des appels à la raison des éditeurs du magazine, les exemplaires des deux numéros ont parfois été revendus à des prix irréels sur des sites comme eBay ou Leboncoin.

Comme souvent en pareil cas, ce remarquable succès éditorial donnera certainement lieu à des déclinaisons transmédiatiques : le groupe So Press, qui édite Society, a déjà été sollicité pour des adaptations au cinéma, en série ou en bande dessinée.

Mais comme l’expliquait Franck Annese le 24 août sur Europe 1, la principale suite qu’envisage le magazine est de consacrer un troisième volet à cette enquête dans les années à venir, puisque les quatre journalistes sont déterminés à poursuivre leur enquête.

Une éclaircie dans un ciel d’orage

Il convient cependant de préciser et malheureusement de nuancer la portée de cette formidable réussite commerciale. L’affaire Xavier Dupont de Ligonnès est en elle-même déjà une exception : au même titre que l’affaire Grégory par exemple, elle fait partie de ces quelques drames familiaux capables de fasciner l’ensemble de la population, des années durant, en raison de leur brutalité autant que de leur caractère irrésolu.

La revue Détective
La revue Détective, fondée par Gaston Gallimard en 1928. Wikimedia, CC BY

Le reportage de Society sur ce quintuple meurtre s’inscrit en outre dans une tradition journalistique à succès, celle du fait divers. Aussi décrié aujourd’hui qu’il l’était hier, ce genre est pourtant à l’origine de belles pages de l’histoire de la presse, à l’image de la revue Détective lancée par Gaston Gallimard en 1928, à laquelle ont par exemple contribué François Mauriac, Georges Simenon ou les frères Kessel.

L’accueil enthousiaste réservé à l’enquête de Society a pu donner le sentiment, le temps d’un été, que la presse magazine pouvait renouer avec ces heures glorieuses. Les chiffres incitent néanmoins au pessimisme : si les ventes de journaux sont en baisse depuis des années, voire des décennies, cette érosion frappe tout particulièrement aujourd’hui les magazines d’information.

Une crise économique

Selon l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias, des hebdomadaires aussi emblématiques que L’Obs ou L’Express ont par exemple subi une baisse de plus de 10 % de leurs ventes pour la seule année 2019.

Cette crise est aussi une crise de la diffusion puisque la principale société de distribution des journaux, Presstalis, a vu ses dettes s’accumuler avant de déposer son bilan en avril 2020.

Elle n’a pu être renflouée, sous le nom de France Messagerie, que grâce à l’intervention de l’État au début du mois de juillet.

Au-delà du cas de Presstalis, c’est la presse écrite dans son ensemble qui dépend de manière grandissante de dispositifs de soutien : déjà tributaire de nombreuses aides directes et indirectes depuis des décennies (et même depuis la fin du XVIIIe siècle pour l’aide postale), elle a vu ses revenus s’effondrer avec la pandémie de Covid-19.

Le 27 août, Emmanuel Macron a donc annoncé la mise en place d’un plan exceptionnel d’environ 500 millions d’euros : censé accompagner les transformations du secteur, il a d’abord pour but, de manière bien plus triviale, de permettre simplement à la presse de survivre.

Un chemin à suivre

L’enquête de Society constitue donc une réussite d’autant plus spectaculaire qu’elle survient à contretemps, au milieu d’un paysage dévasté. Mais elle n’en reste pas moins riche d’enseignements et, moins d’un an après le naufrage constitué par la fausse arrestation de Xavier de Ligonnès, elle indique à la presse écrite en général, et à la presse magazine en particulier, un moyen de retrouver l’estime de son public.

Journalistes interviewant un passant le 12 octobre 2019 à Nantes devant la maison de Xavier Dupont de Ligonnès, après l’annonce d’une arrestation à l’aéroport de Glasgow, information reprise telle quelle par de nombreux médias. Sébastien Salom-Gomis/AFP

Elle apporte en effet la preuve, s’il en était besoin, que la qualité paye et que l’effort pour promouvoir un travail de longue haleine peut être récompensé. Le plus étonnant à cet égard, dans le reportage de Society, est qu’il ne contient finalement aucune révélation décisive : même s’il apporte de nombreuses informations inédites, il ne tranche pas en faveur d’une hypothèse en particulier, et il ne permet évidemment pas de savoir si Xavier Dupont de Ligonnès est aujourd’hui vivant ou mort. Mais cette prudence témoigne précisément du sérieux exemplaire de cette enquête : elle est l’image même d’un journalisme attaché aux faits, qui ne prétend pas offrir davantage que ce qu’il peut apporter.

Les ventes exceptionnelles du reportage de Society ont montré, au cours des dernières semaines, que ce refus de l’esbroufe et du scoop à tout prix peuvent rencontrer la faveur du public. Au moment où se multiplient les vérités alternatives, et où la défiance à l’égard de la presse atteint des niveaux inégalés, le triomphe de cette approche journalistique est une excellente nouvelle, en même temps qu’un chemin à suivre.

Bien sûr, confier à quatre journalistes le soin de travailler sur un même sujet pendant quatre ans ne peut que demeurer exceptionnel. Mais ces dernières années, des journaux comme le New York Times aux États-Unis ou comme le Guardian et sa rubrique « The long read » en Angleterre ont également misé avec succès sur des reportages au long cours.

En France, un journal comme Le Monde a lui aussi pris le parti à la fois de recruter davantage de journalistes et de limiter le nombre de ses articles, afin de laisser à ses équipes le temps de produire un travail de meilleure qualité. Loin de déplaire à son lectorat, ce pari a permis au quotidien de séduire un public toujours plus nombreux.

En dépit de son caractère hors-normes, le succès de l’enquête de Society s’inscrit donc dans une dynamique qui, à la course perpétuelle vers une instantanéité de l’information, oppose le choix de la lenteur et du temps long. Il faut souhaiter à la presse magazine tout entière de s’inspirer de cette méthode avec la même réussite : si elle y parvient, les ventes exceptionnelles de ces deux numéros n’auront pas seulement été la parenthèse d’un été, mais bien la promesse d’une renaissance.

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