On lit dans la presse que le gouvernement dirigé par Gabriel Attal, bien que démissionnaire, continue de préparer le budget de l’État pour l’année 2025. Le 20 août, le premier ministre a envoyé aux ministres les « lettres-plafonds » par lesquelles sont fixés les plafonds de crédits et d’emplois devant être alloués à chaque ministère ; en reconduisant pour 2025 les plafonds définis en 2024, elles tendent à proroger l’austérité budgétaire subie par les services publics. Le chef de gouvernement démissionnaire chercherait ainsi à empêcher un futur gouvernement du Nouveau Front populaire, que pourrait diriger Lucie Castets, d’appliquer sa politique en faveur des services publics, du pouvoir d’achat et de la bifurcation écologique.
Il nous semble pourtant que ces manœuvres, si elles étaient politiquement avérées, sont juridiquement vaines, et que le gouvernement Castets, qui devrait – selon toute logique parlementaire – être nommé en conséquence des électives législatives des 30 juin et 7 juillet derniers, pourrait rapidement prendre la main budgétaire.
En effet, l’épisode des lettres plafonds n’est qu’un trompe-l’œil. Ces lettres plafonds constituent une mesure d’ordre interne au gouvernement, une « pratique gouvernementale » comme l’écrit le professeur Martin Collet destinée à organiser la discussion budgétaire au sein du gouvernement, à construire un équilibre budgétaire général entre ressources et charges de l’État et à permettre aux ministères de préparer les documents budgétaires annexés au PLF. En tout état de cause, elles ne figent que temporairement, et donc fictivement, le projet de budget de l’État.
Au surplus, ces lettres ne sont nullement mentionnées dans la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), texte juridique qui encadre les finances publiques de l’État en complément de la Constitution, et dont il faut ici expliquer les effets juridiques et politiques.
Quelle gestion financière de l’État ?
Ce texte majeur pour le droit budgétaire qu’est la LOLF a été adopté en 2001 pour « moderniser » la gestion financière de l’État – terme qu’il faut désormais comprendre comme impliquant une adaptation de ses administrations liée à l’orientation néolibérale de la construction européenne.
Rappelons que les États de l’Union européenne sont liés par des règles de déficit et d’endettement publics qui visent à discipliner les administrations publiques (de l’État, des collectivités territoriales et de la Sécurité sociale) sur le plan budgétaire, conformément au néolibéralisme, cette nouvelle raison du monde.
Toutefois, en complément de la Constitution de la Ve République, qui reste un régime parlementaire, la LOLF précise aussi, de manière classique pour un tel texte, les règles juridiques que le projet de loi de finances (PLF) doit respecter afin de déterminer le budget de l’État chaque année. On y trouve notamment la procédure de discussion et d’adoption du PLF, dans laquelle le Parlement est central.
Sur un plan plutôt formel, les textes juridiques fixent des délais stricts de manière à contraindre tout à la fois le gouvernement et le Parlement pour que l’État dispose, à chaque début d’année civile, d’un budget. En premier lieu, le gouvernement doit respecter la date limite du dépôt du PLF sur le bureau de l’Assemblée nationale (le premier mardi d’octobre de l’année précédant celle de l’exécution du budget). En second lieu, chaque chambre doit adopter le PLF dans un délai précis, et le Parlement dans un délai de 70 jours au plus.
Scénarios possibles
Cependant, les textes réservent aussi des souplesses pour pallier les aléas politiques et juridiques qui retarderaient le calendrier normal d’examen du PLF. Selon les cas, le gouvernement peut faire adopter le budget par ordonnance, ou bien faire adopter une loi relative aux seules recettes et appliquer par décret les services votés. Ces derniers représentent le minimum de crédits que le Gouvernement juge indispensable pour poursuivre l’exécution des services publics et ne peuvent dépasser ceux ouverts par la loi de finances précédente (LOLF, art. 45).
Il s’agit de proposer des solutions de manière à garantir la continuité budgétaire de l’État, dans l’attente de l’adoption d’un projet de loi de finances en bonne et due forme. Ainsi il a fallu attendre le 18 janvier 1980 pour que soit adoptée la loi de finances pour 1980, suite à la décision du Conseil constitutionnel du 24 décembre 1979 de déclarer le texte précédent contraire à la constitution.
Concernant le budget 2025, on peut donc penser qu’un gouvernement du NFP dirigé par Lucie Castets pourrait trouver la voie pour le faire adopter malgré les retards pris dans sa nomination.
Selon le moment de sa désignation, la nouvelle cheffe de gouvernement disposerait alors de plusieurs voies : déposer le « PLF Attal » pour le corriger ensuite ; préparer puis déposer un « PLF NFP » au-delà du premier mardi d’octobre et, éventuellement, faire adopter un projet de loi relatif aux seules recettes, incluant par exemple le rétablissement d’un impôt de solidarité sur la fortune et la soumission des revenus de capitaux mobiliers au barème de l’impôt sur le revenu des personnes physiques.
Enfin, une nomination encore plus tardive du gouvernement ne changerait rien à l’affaire puisqu’une loi de finances rectificatives pourrait bouleverser le budget 2025 au début même de son exercice.
Un budget n’est pas un objet financier gelé mais au contraire vivant car c’est un acte prévisionnel et que les circonstances politiques, économiques et sociales peuvent conduire à sa modification. Rappelons que, pour sa part, le ministre Bruno Le Maire n’a pas hésité à geler 10 Mds de crédits au début de l’exercice budgétaire 2024, l’encre du texte de la loi de finances pour 2024 étant à peine sèche, et sans même recourir à un projet de loi de finances rectificatives.
Le peuple a conquis le droit de déterminer la substance d’un budget
Par ailleurs, et cette fois plutôt sur un plan substantiel, il faut rappeler que la LOLF donne au Parlement le véritable pouvoir de décider en matière budgétaire. Dans l’histoire des finances publiques, le peuple a conquis le droit de déterminer la substance d’un budget, à savoir d’en fixer les recettes et d’en prévoir les dépenses.
Ainsi, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, partie intégrante du « bloc de constitutionnalité » (245 ans d’existence !), prévoit trois articles (sur 17) consacrés directement à la question des finances publiques. On renverra, en particulier, à ses articles 13 et 14 pour souligner le rôle éminent confié par les révolutionnaires aux citoyens.
En démocratie représentative, le peuple souverain s’exprime par le truchement du Parlement qui « vote les lois de finances dans les conditions prévues par une loi organique » (art. 47, al. 1er C). Quant au gouvernement – séparation des pouvoirs oblige –, il dispose de l’initiative du PLF et demeure l’exécutant de la loi de finances. Mieux, dans une perspective politique, le gouvernement est précisément l’auteur du PLF pour que le Parlement lui donne les moyens de « détermine[r] et condui[re] la politique de la nation » (art. 20, C.). Le pouvoir budgétaire réside donc essentiellement dans le peuple, via le Parlement.
À cet égard, la LOLF qui avait pour second objectif de revaloriser le rôle des parlementaires dans le processus budgétaire, a assoupli les conditions dans lesquelles ceux-ci peuvent amender le PLF. Techniquement, dans la limite des crédits plafonnés par « mission » (terme désignant une politique publique en principe à caractère interministérielle), ils peuvent modifier la répartition des crédits dans les « programmes » qui composent la mission.
Au surplus, un nouveau gouvernement peut modifier un PLF déjà déposé, notamment par l’augmentation du plafond des crédits ouverts pour chaque mission ou encore la création d’une nouvelle mission.
Un problème budgétaire qui pèse
Dès lors, que ce soit sur la forme ou sur le fond, on comprend que les lettres plafonds envoyés par Gabriel Attal – sur la base d’une orientation politique parlementaire qui n’existe plus – pèsent juridiquement peu dans le processus budgétaire.
À l’inverse, en gagnant les élections législatives le 7 juillet dernier, la coalition du Nouveau Front populaire a conquis le droit de « déterminer et conduire la politique de la nation » et donc de procéder à la préparation du budget 2025 de la France – selon son orientation politique qu’il devra faire partager par une majorité de parlementaires.
Le refus (momentané ?) du Président Macron de désigner Mme Castets à Matignon, alors que sa propre majorité a perdu les élections législatives et qu’aucune autre ne se déclare prête à gouverner, ne change rien au problème budgétaire.
Un nouveau gouvernement devra bel et bien se présenter devant les assemblées parlementaires pour discuter et faire adopter le projet de loi de finances. Comme pour tout autre texte de loi, il lui faudra construire une majorité. Cependant, plus on avancera dans le temps, puis il lui sera difficile de ne pas recourir aux expédients que donnent la Constitution pour le faire adopter et que l’ancien gouvernement Borne, minoritaire lui aussi, n’a pas manqué d’utiliser.