« Les fans de médias sont des consommateurs qui produisent, des lecteurs qui écrivent et des spectateurs qui participent ». C’est par cette phrase que Maxime Donzel conclut son documentaire Tellement fan : les groupies contre-attaquent. Attribuée à Henry Jenkins, extraite d’une anthologie française de 2008, la phrase est abondamment reprise en France par les chercheurs se réclamant des fan studies. Dans le domaine des cultures geeks, Fabrice Raffin parle de revanche des consommateurs pour plébisciter les pratiques créatives de ceux qui se réapproprient activement l’objet de leur passion.
Pourtant, tous les fans ne s’expriment pas au travers de fanfictions, ne se griment pas ppur ressembler à leurs idoles ; tous ne passent pas leurs nuits à débattre sur les forums ou à alimenter des wiki. D’ailleurs Henry Jenkins lui-même ne disait pas le contraire en 1992. Le web n’existait pas encore, il fallait mettre l’accent sur des pratiques ignorées, afin de contrecarrer les préjugés dont les fans étaient victimes (immatures, aliénés…). Ayant perdu la nuance apportée par l’emploi du mot also, publiée dans le contexte du « web 2.0 », la traduction française de 2008 a été érigée à tort en définition d’un public de participants actifs et créatifs. En réalité, une part non négligeable des fans relève de ce l’on a appelé les lurkers (de to lurk, se cacher) lorsque sont apparus les premiers forums électroniques au milieu des années 1980.
Le lurker, plus qu’un passager clandestin
Pour le vénérable glossaire du hacker Jargon File, le lurker est un membre de la « majorité silencieuse » qui, dans un forum électronique, ne poste qu’occasionnellement ou pas du tout, mais dont on sait qu’il lit les messages du groupe régulièrement. La littérature scientifique a d’abord considéré cette pratique avec suspicion, l’assimilant à celle d’un passager clandestin qui profite d’un service sans contribuer à son existence. Jusqu’à ce que la thèse de Robert Blair Nonnecke habilite le lurker comme acteur engagé de la communauté qu’il « épie ».
Pour Robert Blair Nonnecke, « ignorer, écarter ou mal comprendre le lurking perturbe notre connaissance de la vie en ligne ». Toute communauté en ligne a ses lurkers : leur part a pu être estimée entre 50 % et 90 % des membres de la communauté selon les contours de cette dernière et les modalités de son fonctionnement. Même sur Facebook dont l’interface est conçue pour encourager la participation afin de recueillir un maximum de données, un utilisateur sur cinq se contenterait de lire les publications des autres et éventuellement de les partager sans publier lui-même ni contribuer à aucune conversation collective.
En définitive, la démarche du lurker n’est pas très éloignée de celle d’un individu qui s’abonne à un journal, fréquente une salle de cinéma, ne manque aucun épisode de son émission télévisée ou de radio favorite, ou qui rejoint les bancs de l’université en auditeur libre. Mais conformément au paradigme du web collaboratif promu par les industries de la culture et de la communication, le lurker est souvent considéré comme un contributeur potentiel à convaincre. Les préconisations portent tant sur l’amélioration des interfaces que sur le travail de community management afin d’accueillir et de guider le nouveau venu vers la contribution, sitôt familiarisé avec les us et coutumes de la communauté.
Un acteur clé de la circulation des informations, des idées et des savoirs
Dans son ouvrage Spreadable Media, Henri Jenkins défend en 2013 que ceux « qui sont “seulement” occupés à lire, écouter ou regarder le font différemment dans un monde où ils sont sensibles à la possibilité de contribuer à des conversations plus larges à propos de ce contenu, que dans un monde où ils sont limités à une participation vide de sens ». Pour lui, « les audiences accomplissent un important travail au-delà de ce qui est défini approximativement comme de la “production” » : un travail de mise en circulation vital pour les productions culturelles, « qui produit de la valeur tant commerciale que non commerciale ». Voilà pourquoi Henry Jenkins affirme qu’« il existe une nécessité urgente de développer une analyse plus nuancée de ce qu’est la participation dans les fandoms les [communautés de fans] ». D’ailleurs, chez le père des fan studies, le fan producteur est souvent désigné par l’adjectif « hardcore ».
Parallèlement, d’autres travaux insistent sur la nécessité de mieux comprendre le rôle des lurkers dans la circulation des idées et des contenus ; et ce, dans le domaine de l’enseignement à distance, de la communication organisationnelle, des industries culturelles comme du marketing. Des travaux conduits dans le monde professionnel, au Japon comme en Nouvelle-Zélande ont établi que les lurkers constituent d’importants relais d’influence pour la communauté en ligne puisqu’ils en diffusent les idées et la production à l’extérieur en les partageant ou en les intégrant à leur propre activité. Voilà pourquoi les échanges numériques d’une demi-douzaine de fans de la bédénovela Les Autres Gens n’étaient que la partie émergée d’une communauté plus large : la lecture de ces échanges et de leur interprétation humoristique ont contribué à constituer une communauté à même de promouvoir la série.
Pour Daniel Dayan « un public ne peut exister que sous forme réflexive. Son existence passe par une capacité à s’auto-imaginer, par des modes de représentation du collectif, par des ratifications de l’appartenance ». C’est ce que font les lurkers grâce à la lecture régulière des conversations qui leur permettent de se représenter au sein d’un collectif. Sortie de l’ombre, la figure du lurker nous incite à situer l’activité des fans et celle des autres publics ailleurs que dans leurs seules traces et données numériques, aussi massives soient-elles.