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Les « Nouvelles lettres portugaises » et l’émancipation féminine

Maria Isabel Barreno, Maria Tereza Horta et Maria Velho da Costa. Editions Dom Quixote/Jorge Horta, Author provided

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la Science 2017 dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


L’exclusion des femmes des espaces symbolisant le pouvoir, telles que la littérature, la science ou la politique, est un fait ancien. Malgré cela, elles n’ont jamais rendu les armes face à l’ostracisme masculin qui cherche à réduire leur place à la sphère privée, à la fonction d’épouse et de mère, pour ne leur accorder finalement qu’une place mineure dans l’évolution de la société.

Mais elles ont compris la nécessité de s’engager dans la sphère publique, la politique et la science afin de faire avancer leur cause : l’obtention de l’universalité des droits, l’autonomie de leur identité propre et la reconnaissance de leur propre pouvoir de création.

Pour mieux comprendre les enjeux du féminisme et les batailles menées par les femmes dans les sociétés occidentales, suivons les voix de celles qui révèlent les valeurs et les sensibilités des femmes dans l’exercice de leur vie créatrice à travers une œuvre majeure de la littérature portugaise.

Une œuvre hybride

Les Nouvelles lettres portugaises (Seuil, 1974), de Maria Isabel Barreno, Maria Tereza Horta et Maria Velho da Costa, souvent appelées le livre des « trois Marias », est une œuvre hybride et fragmentaire, composée de 120 textes (lettres, poèmes, rapports, textes narratifs, essais et citations), qui questionne ce que peuvent la littérature, les mots et le langage. Le récit révèle l’apport de l’écriture féminine au questionnement sur les identités liées au genre et à la dénonciation de la condition de la femme au XXe siècle.

Partant de cette idée, nous postulons que l’identité humaine est intimement liée à la narrativité, que la littérature véhicule donc des valeurs, même sur un mode implicite, et de ce fait comporte une dimension éthique et politique. Nous chercherons à élucider tout au long de cette analyse la contribution de ce récit à l’émancipation des femmes : y a-t-il dans les Nouvelles lettres portugaises un style d’écriture et de pensée qui révèle l’existence créatrice d’une éthique féminine ? Cet exercice de l’imaginaire et du langage qui se veut attentif au discours scientifique et à la connaissance de soi cherche-t-il à nous conduire vers une éthique de la fraternité, de la sollicitude et de la responsabilité ?

Les trois auteures. Éditions du Seuil, Author provided

Le récit fait partie du genre épistolaire qui suppose une double énonciation où se crée entre l’épistolier et son destinataire un espace d’échange, de dialogue, de « sororité », et où l’identité littéraire est à la recherche d’un soi hospitalier capable de solidarité humaine. La littérature des « trois Marias » est un palimpseste, une reprise des Lettres de la religieuse portugaise, ou Lettres portugaises ; cependant l’écriture des « trois Marias » va au-delà de la représentation romanesque de l’intimité et du trouble de la passion amoureuse féminine de Mariana Alcoforado des Lettres portugaises, même si l’amour-passion est un thème majeur qui traverse le récit, puisqu’il fait débat dès la première partie du livre, où les trois premières lettres questionnent le vécu et l’expérience de l’amour en tant que bonheur, sensualité, prison, maladie ou folie. L’amour est donc une tentative pour atteindre l’autre et dans le même mouvement faire parler l’altérité qui travaille son soi propre.

Une réflexion renouvelée sur l’émancipation féminine

Questionnant la conscience individuelle et sociale aussi bien que la notion d’autorité, cette reprise tente de promouvoir la construction d’une humanité commune, d’une émancipation féminine et de nouvelles pistes de raisonnement sur le genre, les discriminations, l’absence de liberté et d’égalité au sein de la société et du noyau familial ; des expériences de vie qui proposent des variations sur les thèmes de l’amour, de l’éducation, de la domination masculine et du pouvoir en général. Cette œuvre ouvre aussi un débat moral autour des relations de la sphère privée et de la sphère publique. Ici s’impose une réécriture à visée critique et polémique contre la société hiérarchisée, contre l’hégémonie violente du patriarcat et l’idéologie fasciste de l’État « Novo » (1926-1974).

Un instrument politique

Les « trois Marias » utilisent la littérature comme un instrument politique et une forme de combat inscrite dans la notion de « résistance féminine » mobilisée pour acquérir des droits. En effet, ses trois femmes vont valoriser la liberté pour promouvoir un rapport féminin au monde par l’exercice d’une écriture liée à la condition des femmes et qui se trouve à la base d’une prise de conscience et d’un processus de connaissance de soi très liée à l’énoncé clé de Simone de Beauvoir dans son livre Le deuxième sexe (1949-50) : « On ne naît pas femme, on le devient. »

Effectivement, la critique présente l’œuvre comme « un livre clé du féminisme traditionnel ». Par leur militantisme, les trois auteures réalisent dans ce récit l’affirmation existentielle de la femme qui annonce la réappropriation de ses émotions, de ses désirs, de ses corps, de sa sexualité et de son langage afin de défaire les rapports d’aliénation, à travers un discours transgressif, qui nous fait réfléchir sur le statut des femmes à partir du corps et de la sexualité féminine.

Loin d’être un territoire naturel, le corps est un objet socialement construit et l’écriture du corps peut à ce titre relever du témoignage politique. En interrogeant la condition féminine, les « trois Marias » dénoncent la « loi du père », un système de pensée patriarcal imposé et accepté comme universel dans une écriture qui se veut émancipatrice et subversive, susceptible de nourrir une profonde réflexion sur les frontières du féminin et du masculin. Ce constat comporte toute une réflexion sur la différence des sexes ou des genres dans la société et la fonction qu’elle remplit dans la constitution de la pensée humaine et de ses catégories. De sorte qu’aujourd’hui nous trouvons un vaste champ pluridisciplinaire sur le genre : les gender studies.

La couverture de l’édition française des Nouvelles lettres portugaises. Editions du Seuil

L’écriture comme combat existentiel

Mais les « trois Marias » envisagent aussi l’écriture comme combat existentiel et forme de résistance engagée qui aspire à la liberté.

Faisant place à une dimension critique, cette écriture questionne la condition féminine et refuse toute essence de la féminité pour devenir une écriture féminine différenciée. Elle se présente comme une déconstruction qui utilise les instruments critiques de la psychanalyse, du structuralisme, et du déconstructivisme, pour ouvrir ainsi la voie à la différence et au soupçon à l’égard des concepts éthiques et scientifiques. Ainsi, d’instrument de domination, la langue des « trois Marias » devient instrument de libération dans cette écriture de la différence. Cette émancipation passe par l’affirmation d’un corps et d’une voix susceptible d’affirmer une identité et une écriture autre qui doit se déployer en dehors de l’ordre symbolique de la connaissance masculine.

Or ce questionnement identitaire passe par l’élaboration de nouvelles formes de subjectivation et nous révèle également le double effet sur soi de la littérature : un devenir soi-même qui apprend à se décentrer de soi afin d’être en mesure de s’humaniser. En effet, la littérature, mais aussi les sciences sociales, dans leur effort de mise à distance des évidences et des normes établies, comportent donc des enjeux d’ordre éthique et politique, et pas seulement intellectuels ou esthétiques.

Littérature et éthique

Investissant un troisième axe d’analyse, notre recherche cherche à savoir si les Nouvelles lettres portugaises permettent d’examiner la contribution de la littérature à l’éthique. En effet, face à la vulnérabilité des femmes et des hommes, les capacités de sollicitude et de sororité présentes dans cette écriture féminine révèlent l’hospitalité possible que la littérature offre aux sentiments et aux émotions à travers l’imagination, ce qui permet ainsi aux lecteurs d’enrichir le regard porté sur la vie humaine.

Ce constat peut être mis en dialogue avec la pensée philosophique de la connaissance littéraire de Nussbaum. En effet, tout comme les « trois Marias », Nussbaum pense que la littérature enrichit le regard porté sur la vie humaine, en ce qu’elle permet d’envisager le lien entre l’imagination et le rôle des émotions individuelles et publiques mobilisées par la littérature.

Celle-ci nous invite à penser la complexité du réel, non pas en référence à des abstractions, mais par une attention portée à la vie ordinaire et à la vulnérabilité des êtres. Elle défend une conception de la raison qui fait place à l’empathie, et à la compassion, plus largement à l’imagination.

Articulant affects et raison, singularité et universel, elle nous invite à défendre une rationalité pratique, fondée sur une appréciation sensible des situations humaines particulières, qui passe par un usage de l’imagination narrative telle qu’elle est mise en œuvre dans les Nouvelles lettres portugaises.

Ainsi, la narration et l’imagination des « trois Marias » cultivent les qualités de perception et de jugement moral essentielles pour assurer la circulation entre le moi privé et le nous public.

Le travail de l’imagination, qui mobilise des affects autour desquels se structure notre sensibilité, nous permet de prendre part à d’autres vies que les nôtres et nous fait ressentir sur un mode singulier l’exigence universelle d’émancipation, de sollicitude, de care et de justice.

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