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Les objets ne sont pas uniquement des biens matériels, ils ont aussi des dimensions identitaires, affectives, patrimoniales… Apichit / Pixabay

Les objets connectés modifient-ils nos rapports à la santé ?

L’anthropologie étudie de longue date le rôle constitutif des objets dans la fabrique de nos mondes sociaux et de nos cultures matérielles. Investis de sens, ils prennent part à l’élaboration de nos connaissances sur le monde comme sur nous-mêmes. Or depuis quelques décennies, nos environnements s’organisent, de manière prégnante, avec des objets qui se parent d’une dimension inédite par l’amplitude de son déploiement dans nos activités quotidiennes : ils sont « connectés ».

Cette caractéristique fait écho à la place qu’occupe le numérique dans nos sociétés dites hyperconnectées. Nos contextes de vie se renouvellent, informés par les technologies de l’information et de la communication (TCI), les réseaux sociaux, les applications et bien sûr les objets qui supportent et matérialisent ces dimensions connectées de nos existences et de nos relations sociales. De sorte que nos environnements sont aujourd’hui en partie construits par ces objets qui les médiatisent et dans un même mouvement, encadrent et façonnent nos perceptions de ce qui nous entoure.

On comprend alors l’intérêt que lui portent les sciences sociales, en s’attachant à rendre compte de leur part dans les transformations de nos manières d’habiter ce nouveau monde, pleinement tendu vers la « culture numérique ». La santé n’échappe pas à cette dynamique, nous invitant à interroger les changements qui y sont potentiellement associés.

Objets connectés et santé

Le domaine de la santé est aujourd’hui traversé par le numérique sous de multiples formes, de la gestion numérisée des dossiers de patients à la consultation à distance en passant par l’usage d’applications et d’objets connectés. On parle d’ailleurs d’« e-santé » (ou santé numérique), un mot-valise pour signifier cette réalité qui englobe une hétérogénéité de situations, d’acteurs et de pratiques tout en échappant à une véritable forme d’organisation centralisatrice.

L’une des caractéristiques de cette santé numérique tient à la production d’une multitude de données qui circulent et s’échangent, en se transformant en informations au service d’activités de prévention ou de soins. Ces données reposent notamment sur des applications et des objets : téléphones, montres, appareils individuels de mesure tels que les glucomètres, tensiomètres. Des objets connectés et mobiles dont l’idée communément admise est qu’ils offrent de nouvelles possibilités – mais les données manquent pour apprécier pleinement leur efficacité – en termes de prévention, de surveillance de variables physiques, de dysfonctionnements physiologiques et de prise en charge de problèmes de santé pour les soignants comme pour les personnes souffrant de maladies, en particulier chroniques.

Parce qu’ils prennent part à la production et à la circulation d’informations autour de variables biologiques et comportementales, ces objets sont ainsi crédités de bénéfices tels qu’une meilleure observance thérapeutique, ou une autonomie accrue des patients face à leurs problèmes de santé. Derrière leur conception, puis leur mise en circulation, il y a l’idée de permettre à chacun de se comporter de manière plus responsable, en acteur de sa santé et de son bien-être – voire en « patient expert » sous l’effet de réactions quasi instantanées à des quantifications que médiatisent ces objets censés objectiver des risques. Proposer par exemple un inhalateur qui, par géolocalisation des prises de médicaments croisées à des données météorologiques, ou de pollution, indiquerait des zones allergènes à risque aux personnes atteintes d’asthme illustre ce type de projet.

Des recherches anthropologiques sont en cours pour analyser le rôle de ces objets dans les expériences corporelles et de santé qui se dessinent avec ce XXIe siècle. Par exemple, dans la prise en charge de crises chroniques liées à l’asthme, en rendant compte de manières dont se prennent des « habitudes », dont se ritualisent de nouveaux usages tout en questionnant, dans un même mouvement, ces attentes éminemment culturelles et sociales qui normalisent la nécessité de contrôle de soi au quotidien à partir de données techniques et chiffrées.

Ce que les objets « font » avec et aux personnes

Les objets ne sont jamais seulement de la matière entre nos mains. Porteurs de significations, de désirs, d’attentes, de fonctions par les personnes qui les fabriquent puis par celles qui les utilisent, ils recouvrent diverses dimensions (patrimoniales, identitaires, affectives, médiatrices, etc.) au cours de leur « vie sociale ».

De fétiches en biens culturels, d’éléments décoratifs en ustensiles, les objets permettent des manipulations complexes et ce faisant, occupent des statuts distincts, de manière successive ou simultanée au regard des trajectoires qu’ils suivent, des interactions et des significations qu’ils médiatisent. Ils sont en ce sens des éléments actifs dans les relations entre les individus et leur environnement.

L’anthropologie et la sociologie, en particulier des techniques, ont de longue date souligné l’intérêt de penser les objets non seulement à partir de leur création, mais aussi au prisme de ce qu’ils « font » avec les personnes et aux personnes. Car l’objet n’est pas inerte dans l’action : il opère sur la relation et les interactions, ce qui conduit le philosophe et anthropologue Bruno Latour à parler d’une rupture épistémologique entre une approche intersubjective et une approche interobjective des mondes sociaux.

Les objets connectés de santé n’échappent pas à ces dynamiques. Si chacun de nous n’est pas qu’utilisateur·trice d’objets aux fonctions pensées pour nous, il faut alors rendre compte des manières dont ces objets prennent part à nos expériences quotidiennes de santé : dans quelle mesure peuvent-ils faire de nous des individus différents ?

Des rapports renouvelés au corps ? À la santé ?

Nous manquons de recherches qualitatives qui se distinguent de retours d’expériences et de procédures d’évaluation quantitative d’usages de ces objets connectés de santé, pour appréhender les processus par lesquels ils deviennent constitutifs de nos savoirs (sur le corps, les risques et maladies qui le fragilisent), notamment par les expériences intimes et empiriques que nous faisons de ces corps mesurés, traduits en chiffres et courbes.

Malgré des programmes de recherches interdisciplinaires en cours, nous manquons aussi de matériaux qualitatifs pour saisir dans toute leur complexité comment les usages routiniers de ces objets connectés prennent part à des changements plus paradigmatiques concernant nos représentations de nos corps dans leur interrelation avec nos comportements et in fine, comment ces objets interfèrent dans la relation de soin avec les professionnels de santé. Car, utilisés au quotidien, ils délivrent des informations parfois en dehors de la temporalité de l’interaction avec le soignant. En ce sens, l’objet peut renforcer le rôle des individus dans la gestion de leur corps objectivé au-delà – voire en dehors ? – de la relation médecin-patient.

Soulignons aussi que nombre d’objets et d’applications n’ont pas de finalité médicale déclarée. Ils ne font pas partie des dispositifs médicaux pour lesquels les autorités sanitaires définissent de « bonnes pratiques » qui garantissent leur sécurité et leur qualité, en cadrant leur utilisation. Pourtant, ils peuvent avoir des effets sur la santé, ne serait-ce que par les significations qui leur sont attribuées en la matière, lesquelles induiront ces effets. Comment ces objets sont-ils concrètement mis en résonance avec des questions de prévention, d’exposition à des risques ? Les réponses à ces interrogations gagneront à reposer sur des recherches pluridisciplinaires en sciences sociales et en santé publique.

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