Les crues seraient pour certains la preuve ultime de la désastreuse politique municipale de reconquête des bords de Seine par la population parisienne, dont Paris Plages est le symbole.
L’histoire nous apprend pourtant que les Parisiens ont vécu sur et de la Seine pendant des siècles, et ce malgré les inondations. Plus encore, c’est cette expérience de proximité intime, ancrée dans la vie quotidienne, qui leur permettait d’affronter les effets de la crue, de vivre avec le fleuve. C’est ce savoir et ces pratiques autochtones qui se sont perdus aujourd’hui.
En témoignent, en juin 2016, l’ébahissement des Parisiens contemplant la Seine qui déborde, la crue qui s’amplifie. La réaction fut la même en 1910, les Parisiens redécouvrant la puissance de leur fleuve.
Au XXe siècle, comme au XXIe siècle, la surprise est à la mesure de la certitude que Paris est à l’abri des caprices de la Seine. En effet, au cours du XIXe siècle, des écluses mobiles ont été installées pour réguler la hauteur des eaux tandis qu’un Service central hydrométrique du bassin de la Seine a été mis en place en 1854.
À partir de cent points d’observation jalonnant le bassin hydrographique de la Seine, un quartier général parisien centralise à la fin du siècle les données transmises afin de prendre les précautions nécessaires pour protéger la population.
Pourtant, l’ingénieur Belgrand, en charge des eaux dans l’équipe du Baron Haussmann, lance un avertissement en soulignant que la prévision reste un art difficile et empirique :
Néanmoins les arrangements de crues très ordinaires, qui produisent des débordements sont possibles tous les ans ; les grands cataclysmes qui en sont la conséquence, peuvent donc se renouveler plusieurs fois par siècle, et pas du tout dans un autre […] Je ne veux pas dire que le régime des fleuves ne soit pas soumis à des lois météorologiques qu’on découvrira peut-être un jour ; mais il est certain qu’aujourd’hui nous ne savons absolument rien de ces lois, surtout pour des rivières dont les débordements sont produits, comme ceux de la Seine, par des arrangements de crues très ordinaires des affluents.
Une capitale de la modernité
Au début du XXe siècle, Paris est célébrée comme la capitale de la modernité, et aux délicates prévisions s’ajoute une véritable foi dans le progrès qui contribue à donner le sentiment aux Parisiens que le fleuve n’est plus menaçant.
Paris s’est dotée d’une série de réseaux qui offrent une notable amélioration de la vie quotidienne : plus de 1 200 kilomètres de galeries souterraines accueillent les réseaux d’égout, de distribution des eaux, de transmission par pneumatique, du téléphone.
Paris est aussi l’une des capitales les mieux pourvues en matière de transports en commun : en plus des nombreux tramways, en 1910, six lignes de métro fonctionnent, quatre autres sont en construction, et on vient d’inaugurer la ligne 4 qui franchit la Seine.
À la lumière de tous ces éléments, comment expliquer l’effarement des Parisiens en 1910 tout comme aujourd’hui ?
La Seine n’est plus ce qu’elle était
Depuis deux siècles, la Seine a perdu son rôle urbain, les habitants la traversent en l’ignorant ; la familiarité avec les aléas du fleuve s’est perdue au fur et à mesure de la disparition des nombreux usages qui obligeaient les Parisiens à la côtoyer quotidiennement : laver du linge, puiser de l’eau, prendre un bain, traverser la Seine avec un bac, faire ses achats dans les nombreux ports qui parsemaient les berges encore en pente douce, assister à un feu d’artifices, autant d’occasions de connaître le fleuve, ses atouts et ses dangers.
Les crues en effet sont décrites depuis le XVIIe siècle, et en 1740, l’avocat au Parlement Barbier nous raconte la montée des eaux :
Actuellement, jour de Noël, 25 de ce mois, Paris est entièrement inondé. D’un côté, la plaine de Grenelle et les Invalides, le grand chemin de Chaillot, le Cours et les Champs-Elysées, tout est couvert d’eau […] On ne passe plus qu’en bateau ; le côté de Bercy, de la Rapée, de l’Hôpital général, de la porte et quai Saint-Bernard, c’est une pleine mer.
Nombreux sont ceux qui vivent près du fleuve, et les habitants des maisons sur les ponts sont sommés chaque année de quitter leurs maisons (Archives nationales, ADI 25 B, ordonnance de police, 13 janvier 1768) :
Les eaux de la Seine ont augmenté si considérablement depuis le dégel, et elles sont couvertes d’une si grande quantité de glaçons, que les ponts se trouvent dans un danger imminent, et qu’il est de l’intérêt des habitants qui occupent des maisons tant sur le Pont Notre-Dame, le pont au Change, le Pont Saint-Michel, le Pont Marie d’en déloger pour la sureté de leurs personnes et la conservation de leurs effets.
L’administration municipale met à disposition des habitants des dépôts et fourni des ouvriers pour faire le déménagement. Les contrevenants encourent 300 livres (soit environ 3 600 euros) d’amende et s’ils résistent, ils seront emprisonnés sur le champ. Toute circulation est interdite sur les ponts, des barrières et des gardes y veillent jusqu’à ce que le danger ait cessé. Chaque année la vie de la capitale est paralysée par la menace des crues et la Seine impose son rythme à la ville.
Peu à peu, la distance s’est installée entre Paris et la Seine, les activités sédentaires ont été chassées, la navigation a pris le dessus sans que rien ne vienne la gêner, et les voies sur berges qu’on admire ces derniers jours englouties sous l’eau, les feux de signalisation restant les seuls témoins de la circulation automobile, ont constitué l’ultime coupure entre la Seine et les Parisiens.
Mais longer la Seine en voiture ne crée pas de liens avec le fleuve ; cette fonctionnalisation a abouti à la perte du sentiment qu’il constitue un élément naturel au centre de la ville, faisant oublier que la prévention est aussi affaire d’initiatives individuelles fondées sur une véritable expérience.
Après Paris Plages, la voie sur berge rive droite sera définitivement restituée aux piétons, et parions que l’intimité entre la ville et la Seine reprendra de la consistance. Les Parisiens redeviendront alors peu à peu des Gens de la Seine.
Isabelle Backouche est l’auteure de « La Trace du fleuve : la Seine et Paris, 1750-1850 »