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Des manifestants mettent le genou à terre, en guise d'appui à George Floyd et autres victimes des forces policières, le 7 juin. Les manifestations contre la brutalité policière envers les personnes noires représentent une opportunité de revisiter des expressions comme « nègre blanc ». La Presse Canadienne/Graham Hughes

Les personnes noires et autochtones ne sont pas des métaphores

L’utilisation symbolique des personnes noires est une pratique commune pour les écrivains blancs. Dans un contexte québécois, on pense aux textes fétiches de toute une génération, Speak White de Michèle Lalonde et Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières, qui sont représentatifs d’une utilisation métaphorique des personnes noires pour exprimer la discrimination vécue par des francophones blancs au Canada.

Ces textes ont connu leur apogée lors de la Révolution tranquille. Mais l’emploi de ce genre de métaphore n’est pas qu’historique. Le texte « Speak White Again » du chroniqueur Richard Martineau, publié récemment dans Le Journal de Montréal, l’illustre fort bien. On pense aussi à l’usage que font certains chercheurs de la mort violente de George Floyd pour expliquer la discrimination linguistique vécue par les francophones.

Je vais commencer par reconnaître ce qui est vrai dans les deux exemples que j’ai cités. L’élite anglophone blanche aime pointer du doigt le racisme québécois plutôt que de se regarder dans le miroir. Le « speak white » était d’abord une insulte lancée aux francophones par les Anglo-saxons qui les regardaient du haut de leur fortune. Il est devenu, en 1968, un poème écrit par Michèle Lalonde qui reconnaît ces inégalités avec une émotion mordante. Et il est vrai que les francophones continuent de subir des discriminations linguistiques inacceptables.

En tant que professeur blanche à l’Institut d’études féministes et de genre de l’Université d’Ottawa, mes recherches combinent les études cultuelles et littéraires pour analyser la littérature québécoise, notamment en lien avec le racisme, la blanchité, la masculinité et la théorie queer. Le legs de Lalonde et Vallières sont reconnu par l’histoire littéraire, mais suscite aussi un malaise.

Une murale à l’effigie de George Floyd a été érigée à Montréal, le 13 juin. La Presse Canadienne/Graham Hughes

Au-delà des deux solitudes

Pour faire face à ce qui gêne dans ces utilisations métaphoriques des personnes noires, il faut un changement de perspective. Car ces textes et leur usage symbolique restent implacablement enfermés dans les fameuses « deux solitudes » blanches. Hazel Carby, pionnière dans le domaine du féminisme noir et des études afro-américaines, décrit la blanchité comme étant « le point blanc dans l’espace à partir duquel nous avons tendance à identifier la différence ». Au Canada, quand on conceptualise la différence comme n’étant qu’une affaire qui sépare francophones et anglophones, on part d’une perspective blanche, peu importe de quel côté on se range.

Par exemple, au moment même où se déroulent des manifestations globales contre la brutalité policière envers les personnes noires, une relecture de Je suis une maudite Sauvagesse de l’écrivaine innue An Antane Kapesh s’avère édifiante :

En 1969, j’ai vu deux policiers de la Ville rentrer mon fils au poste de police. J’avais déjà entendu dire que les policiers — ceux de la police municipale et ceux de la Gendarmerie royale — battaient les Indiens, jeunes et adultes, quand ils les arrêtaient. Après que les deux policiers municipaux ont rentré mon fils au poste de police, j’y suis allée avec une de mes filles. En entrant, nous voyons les deux policiers battre mon fils avant de le mettre en cellule. Ils le frappent tous deux dans le ventre et partout sur le corps. Ma fille et moi nous mettons alors à pousser des cris.

Malgré le fait que ce passage est situé à l’époque du poème de Lalonde, on sait que les personnes autochtones sont encore victimes de violence et de profilage racial policier systémique, peu importe si les policiers sont francophones ou anglophones.

On pense également aux écrits indispensables de la chercheure afro-féministe Délice Mugabo, qui analyse la géographie montréalaise à partir d’une perspective noire. Mugabo décrit comment, lorsque Marcellus François a été tué par un policier en 1991, les jeunes Noirs, francophones et anglophones, ont intensifié leur organisation contre le racisme et ont commémoré ensemble la vie de François.

Mugabo note ainsi que « le récit de la division de Montréal entre un Est francophone et un Ouest anglophone suppose que les Blancs et les Noirs occupent ces parties de la ville de la même manière ». Pourtant, ce qui ressort, c’est la façon dont la présence des Noirs partout dans la ville a été violemment contestée. Bref, « la langue — dans ce cas, la capacité de parler français — n’offrait aucune protection aux résidents noirs. En fait, leurs expériences étaient surdéterminées par le racisme anti-noir ».

Des gens passent devant une murale en hommage au mouvement Black Lives Matter, érigée sur un mur de la rue Sainte-Catherine, à Montréal, le 13 juin. La Presse Canadienne/Graham Hughes

Des analogies insupportables

Ces exemples attestent d’une longue histoire de violence blanche envers les personnes autochtones et noires au Canada qui continue aujourd’hui. Peu importe de quelle force policière il s’agit, on y retrouve une même culture de domination. Peu importe de quel côté de Montréal on se trouve, ces deux pôles masquent, toujours selon Mugabo, « le blackness comme catégorie opérationnelle au Québec ».

La charge émotive des raccourcis métaphoriques raciaux comme « nègre blanc » dépend des personnes noires en tant que métaphore de la différence honnie sans engagement sérieux avec les personnes noires. Comme documenté dans les recherches de Rosalind Hampton, spécialiste dans le domaine de l’éducation et les études noires au Canada, il existe encoure une insensibilité générale et même « une dénégation passionnée » quant à la persistance du racisme anti-noir au sein de la société et des universités canadiennes. Dans ce contexte de déni généralisé du racisme, son usage analogique est d’autant plus douteux.

Mais aussi, ces analogies nous distraient des responsabilités qui incombent aux Blancs. Le racisme confère une dominance systémique aux Blancs, malgré l’existence de la discrimination linguistique. Comme le demande Tamara Thermitus, ex-présidente de la Commission des droits de la personnes et des droits de la jeunesse : « Comment expliquer que les enfants afro-canadiens et les enfants autochtones soient surreprésentés à la DPJ ? Comment expliquer le profilage racial ? Comment expliquer les taux d’incarcération disproportionnés chez les Noirs et les populations autochtones » ?

Terminons avec quelques mots de « La décolonisation n’est pas une métaphore » des professeurs Eve Tuck, chercheure unangax̂ primée, et K. Wayne Yang, expert en pédagogie. Lorsque la métaphore envahit la décolonisation, elle « recentre la blanchité », « étend l’innocence au Blanc » et « nourrit son avenir ». Quand les personnes noires et autochtones joignent le centre des discussions portant sur la discrimination, on comprend assez rapidement que leur usage métaphorique par les Blancs, anglophones ou francophones, est insupportable.

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