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Les populations de chasseurs-cueilleurs du Paléolithique connaissaient-elles la violence ?

Photographie d’archive illustrant la tombe double des individus JS 20 et JS 21 avec l’indication par les crayons de la position des artéfacts lithiques associés. Fond d’Archives Wendorf du British Museum., Fourni par l'auteur

La violence est-elle le propre de l’Homme ? Vaste question, surtout dans une ère médiatique où les comportements violents alimentent régulièrement les informations. Mais qu’en est-il dans les périodes anciennes ? La violence est-elle consubstantielle au genre humain ou, au contraire, s’est-elle construite au fil de l’histoire avec l’émergence des sociétés modernes ?

Cette question a très tôt alimenté les controverses constitutives de la philosophie moderne à travers l’opposition classique entre Hobbes et Rousseau. Pour le premier, la violence est constitutive des humains qui, dans leur forme naturelle, sont dans un état de guerre et de violence permanent. Des lois sont donc nécessaires pour réguler ces comportements et passer de l’état de nature à l’ordre politique artificiellement crée. Rousseau s’oppose lui à cette vision en faisant des humains des êtres naturellement bons, innocents et purs qui seraient peu à peu pervertis par les constructions politiques.

Faire parler les traces archéologiques

Centrale en philosophie, la question de la violence est aussi présente très tôt en archéologie classique. Parmi les épisodes violents les plus célèbres, on peut citer l’épopée légendaire de Gilgamesh, ce roi de la première dynastie d’Uruk datée du 3e millénaire avant J.-C dans le Sud mésopotamien. D’autres exemples pourraient être convoqués dans l’Antiquité, mettant en scène des peuples celtes ou gaulois en guerre face à des Grecs ou des Romains. Mais là n’est pas notre objet puisque nous voulons ici enquêter sur les origines de la violence dans les sociétés humaines très anciennes, celles du Paléolithique. Pour ce faire, il nous faut quitter l’écriture et les récits et accepter de nous concentrer uniquement sur des traces archéologiques, qu’il faut décrypter puis faire parler.


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Pendant des centaines de milliers d’années d’évolution humaine, disons jusqu’à l’avènement d’Homo sapiens, il faut bien avouer que les préhistoriens n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent ! En effet, s’il existe bien quelques traces synonymes de coups violents sur des ossements humains, elles ne suffisent pas à attester l’homicide volontaire entraînant la mort. En archéologie, prouver l’action de donner volontairement la mort relève d’une enquête multiméthode particulièrement difficile et les archéologues doivent souvent se contenter de l’identification d’une seule modalité qui consiste à briser le bon fonctionnement de la physiologie humaine en lui faisant subir des traumatismes violents.

Pratiques anthropophages

Chez les Néandertaliens, on trouve ça et là des traces de fracturation intentionnelle sur des os frais ou des traces de découpe provoquées par des tranchants en pierre sur les os, traduisant une désarticulation et l’ablation des parties molles du corps. Dans certains cas, ces modalités d’intervention post-mortem reflètent une pratique anthropophage, aujourd’hui clairement attestée dès 800 000 ans avant le présent. Sur le site de Gran Dolina à Atapuerca, en Espagne, 170 restes humains appartenant à 11 individus ont été découverts et la plupart portent des stigmates d’intervention anthropiques, correspondant à des traces de découpes laissées par des outils tranchants en pierre taillée, des marques de raclage indiquant sans doute le prélèvement des muscles ou encore des marques de percussion laissées par un galet pour briser les os et en récupérer la moelle. Des pratiques cannibales qui sont donc très anciennes et ici attribuées pour les premières connues à Homo antecessor, espèce humaine fossile qui serait proche du dernier ancêtre commun entre les Néandertaliens et Homo sapiens. Nous retrouverons d’autres témoignages probants d’une pratique cannibale chez les Néandertaliens, entre 100 et 50 000 avant le présent sur au moins 6 gisements européens. Mais rien dans ces pratiques, souvent interprétées comme des pratiques anthropophages à visée gastronomique, ne vient plaider pour l’homicide volontaire entraînant la mort !

La première évidence significative d’une violence entre individus est illustrée par un cas isolé vieux d’environ 450 000 ans. Toujours à Atapuerca mais cette fois-ci sur le site archéologique de La Sima de los Huesos, des individus se sont affrontés au corps à corps et les coups ont alors entraîné la mort, comme en témoignent certaines traces évidentes.

Un crâne en particulier porte les stigmates de deux perforations létales sur l’os frontal, interprétées comme le résultat de deux coups portés par la même arme contondante dans un conflit interpersonnel face à face. Il y a plusieurs centaines de milliers d’années, un individu en a donc tué un autre, deux humains ont pu s’affronter pour des raisons à jamais inconnues qui nous renseignent sur l’ancienneté d’un comportement agressif, mais pas sur des phénomènes violents collectivement constitués ni sur les structures sociales qui les sous-tendent.

Devant l’opacité des données pour les périodes très anciennes du Paléolithique, tournons-nous maintenant vers le Paléolithique récent qui, à partir de 45 000 ans avant le présent, marquent l’arrivée des populations d’Homo sapiens à l’origine de la diversité actuelle en Eurasie. De nouveaux registres archéologiques apparaissent et l’on pense en particulier à la multiplication drastique des armes de chasse en silex ou en bois de cervidés comme celle des objets ostensibles que sont les parures ornementales faites en coquillages, en pierre ou en matières dures animales. En dépit de toutes ces innovations et de la rencontre avérée entre plusieurs humanités qui donnent lieu à un métissage entre Néandertal et Homo sapiens, les traces irréfutables de violence collective restent minces. Sur les parois des grottes, l’art figuratif qui s’affiche désormais ne représente pas, ou très peu, d’êtres humains et a fortiori de scènes de violence, hormis les quelques humains transpercés de traits que l’on découvre à Cougnac ou Pech Merle et qui peuvent très bien figurer des scènes d’accidents de chasse ou des sacrifices symboliques. D’autres exemples d’interprétation délicate viennent des sépultures, à l’image de cette pointe de silex fichée dans la colonne vertébrale d’un des enfants de Grimaldi, retrouvé dans une grotte près de Menton.

Jebel Sahaba : une découverte fondatrice

C’est du nord du Soudan que nous vient une découverte tout à fait exceptionnelle réalisée au début des années 1960 par Wendorf. Elle a eu lieu dans le cadre des campagnes de fouilles de sauvetage mises en place par l’Unesco afin de sauver le riche patrimoine archéologique de Basse Nubie qui allait être inondé par le lac Nasser suite à la construction du haut barrage d’Assouan. La nécropole fouillée, appelée Jebel Sahaba, est très singulière : à la toute fin du Paléolithique récent, aux alentours de 13 500 ans avant le présent, au moins 64 sujets y ont été inhumés en position fléchie, le plus souvent déposés dans des fosses ovales recouvertes de dalles peu épaisses. La majorité des tombes sont individuelles, mais certaines contiennent plusieurs individus (4 tombes doubles et 4 tombes multiples, renfermant jusqu’ à 5 individus). Pour ces périodes du Paléolithique, trouver une telle concentration d’individus inhumés est déjà remarquable : il s’agit du premier grand ensemble funéraire de l’histoire de l’humanité, le premier cimetière en quelque sorte.

Photographie d’archive illustrant la fouille du cimetière de Jebel Sahaba en 1965. Fond d’Archives Wendorf du British Museum., Author provided

Mais ce qui est encore plus surprenant, c’est le nombre de traces de violence présentes sur plus de la moitié des individus. Les premiers travaux sur cette collection avaient mis en évidence la présence de traces de violences interpersonnelles sur les squelettes de vingt individus dont certains avaient encore des fragments d’armatures en pierre taillée fichés dans les ossements. Le site de Jebel Sahaba avait depuis cette découverte acquis un statut presque iconique dans les travaux portant sur les premiers moteurs du comportement violent et de guerres organisée.

Récemment, une équipe pluridisciplinaire dirigée par l’une d’entre nous (IC) a pu réétudier l’ensemble de la collection conservée au British Museum afin de caractériser la nature des lésions présentes sur ces individus. Ces nouveaux travaux confirment que les lésions osseuses sont bien le résultat de la violence humaine et qu’elles ont été réalisées principalement avec des armes à projectiles, notamment des lances et des flèches. D’autres lésions, comme les fractures cicatrisées des avant-bras ou des os de la main, ou certains traumatismes crâniens, témoignent, elles, de combats rapprochés. La violence dont ont été victimes au moins deux tiers des personnes inhumées n’est désormais plus considérée comme résultant d’un événement unique. En effet, plusieurs individus présentent en plus des traces d’impact de projectiles ayant causé la mort, des blessures par arme de jet antérieures qui ont cicatrisé, indiquant de multiples événements violents tout au long de la vie d’une personne.

L’analyse de la distribution anatomique des lésions à Jebel Sahaba montre également que, contrairement à la plupart des exemples archéologiques de l’époque, les traces de violences sont étendues et ne se limitent pas à une catégorie de personnes : les femmes, les hommes ainsi que les enfants ont été touchés de façon indiscriminée.

Enfin, la démographie du cimetière et la réutilisation de certaines tombes pour le dépôt différé d’individus soutiennent l’idée d’épisodes de violence interpersonnelle récurrents à petite échelle entre membres de communauté différentes, sous forme d’escarmouches, de raids ou d’embuscades. Ce type de guerre au long cours, de faibles magnitudes, est assez similaire aux exemples documentés par les ethnologues et ethnoarchéologues au sein des sociétés de chasseurs-pêcheur-cueilleurs plus récentes. Le site du début de l’Holocène de Nataruk au Kenya, légèrement plus récent que Jebel Sahaba, pourrait d’ailleurs représenter un instantané de ces types de conflits dont les victimes n’auraient pas pu être ramenées au sein de leur communauté et inhumées.

Trace d’impact de projectile avec éclat lithique fiché dans le percement au niveau de la surface postérieure de l’os coxal gauche de l’individu JS 21. Isabelle Crevecœur/Marie-Hélène Dias-Meirinho, Author provided

Les travaux ethnographiques nous montrent que les raisons de ces conflits intergroupes peuvent être extrêmement diverses, entre motifs culturels souvent difficilement accessibles au niveau de l’archive archéologique, pression démographique, ou contraintes environnementales, sans exclure un mélange de ces différents composants pour justifier un point de basculement au sein de ces équilibres précaires.

Dans le cas de Jebel Sahaba, des changements climatiques sévères sont documentés dans la vallée du Nil à la fin du Pléistocène supérieur, entre environ 20 000 et 11 000 ans avant le présent. Les données archéologiques montrent en outre une très forte concentration d’occupations humaines dans une zone réduite de la Vallée du Nil à cette époque associée à une grande diversité d’industries de pierre taillée interprétées comme de fortes composantes culturelles des groupes humains de la région. Les changements environnementaux documentés à cette période et la pression démographique sur une zone géographie restreinte sont susceptibles d’avoir été une source de rivalité pour l’accès aux ressources entre des groupes humains culturellement déjà très structurés. L’exemple de Jebel Sahaba permet d’ores et déjà d’affirmer que la violence socialement constituée précède l’avènement des sociétés agricoles et pastorales du Néolithique, souvent citées comme étant les premières dans l’histoire de l’humanité à documenter ce type de comportements.

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