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Jésus-Christ instituant la Pâque, ou l’institution de l’Eucharistie (tableau de Gérard de Lairesse, 1665).
Jésus-Christ instituant la Pâque, ou l’institution de l’Eucharistie (Gérard de Lairesse, 1665). Flickr/Jean-Louis Mazières, CC BY-SA

Les quatre crises qui ont façonné le « marché des dieux »

Nous sommes en l’an 70. Le temple de Jérusalem est à son apogée. Jésus le Messie qui voulait réformer la religion juive pour la rendre plus pure est mort depuis une quarantaine d’années. Ses successeurs, Jacques son frère, Pierre son apôtre et Paul son propagandiste le plus efficace sont également décédés tous les trois. L’aventure du groupe de ceux qui suivent le « rabbin » Jésus semble se terminer. Il représente peut-être quelques milliers de fidèles juifs au milieu d’une population en plein essor, celle des 4 à 6 millions qui habitent le pourtour de la Méditerranée, soit 6 à 8 % des 70 à 75 millions de personnes qui peuplent l’Empire romain d’est en ouest.

Vers la même époque, une partie des élites romaines est même tentée par cette forme de monothéisme qui leur paraît plus élaboré que la religion polythéiste traditionnelle. La religion juive était donc probablement sur le point de gagner une partie des esprits tout autour de la Méditerranée.

Alors, comment expliquer qu’un groupe juif ultra minoritaire devienne progressivement, entre le IIe et le IVe siècle de notre ère, un groupe dominant, celui des chrétiens ? Par quel cheminement l’invention réformatrice du judaïsme est-elle devenue une innovation de rupture, une « offre spirituelle » nouvelle, le christianisme ?

La reconstitution anthropologique de la diffusion du monothéisme proposée ici permet de comprendre par quel processus social une invention, qu’elle soit profane ou sacrée, émerge puis se diffuse pour finir par être acceptée ou refusée dans un milieu de réception qui lui est bien souvent éloignée culturellement, que cette invention soit technologique, servicielle ou organisationnelle. Elle souligne l’importance du rôle de contrainte que jouent les crises dans les changements de société.

Quatre crises joueront notamment un rôle clé dans le processus de passage du polythéisme au monothéisme : la crise du cuivre dans le monde méditerranéen (XVe-XIIe BCE, avant notre ère), celle de l’exil du peuple juif (VIe BCE), de la destruction du Temple de Jérusalem (70) et de la monnaie romaine (313). Elles vont à chaque fois transformer le « marché des dieux ».

1. La crise du cuivre et l’émergence de Yahvé au cœur du monde polythéiste

Entre le XVe siècle et le XIIe siècle avant notre ère, l’est de la Méditerranée voit l’effondrement des grands royaumes d’Égypte, d’Anatolie, de Mésopotamie et de la mer Égée qui serait due, suivant l’historien Éric H. Cline, « à une période de sécheresse à la fin du XIVe siècle qui entraîna de graves crises agricoles et des famines », qui à son tour entraînèrent une période « de guerre, de désordres sociaux et de vagues migratoires, » sans oublier une épidémie de peste et surtout un effondrement brutal de l’économie du cuivre, un métal central pour la vie quotidienne et la guerre.

L’économie du cuivre était jusque-là contrôlée par l’empire mycénien à partir de la mer Égée. C’est le moment où les forgerons Qénites, au sud de la mer Morte, vont prendre le contrôle de l’économie du cuivre. Ils révèrent une divinité du nom de Yahvé. Les Hébreux, sous l’impulsion du roi David, vers le Xe siècle avant notre ère, attribuent la puissance des Qénites à celle de leur Dieu. Ils vont donc adopter Yahvé sans abandonner pour autant le polythéisme, au moins pendant quatre ou cinq siècles. Le marché des dieux est en plein bouleversement.

2. La crise de l’exil, ou l’affirmation du monothéisme juif sous influence babylonienne

Après la destruction du premier Temple de Jérusalem en -586 par le roi babylonien Nabuchodonosor II et l’envoi en exil de 250 000 juifs à Babylone, la religion des Hébreux va se trouver fortement influencée par la culture babylonienne. Les premiers textes écrits de la Torah ou de l’Ancien Testament des chrétiens datent de cette période.

Les textes de la Genèse évoquent la création du monde par un Dieu supérieur et reprennent le récit du déluge. Ils sont largement inspirés de l’épopée de Gilgamesh et de l’Enuma Elish babyloniens. À la suite de cette influence monothéiste, Yahvé devient dominant en Israël. Petit à petit, la religion s’organise autour des prêtres du Temple de Jérusalem qui symbolise l’unité du peuple juif dont les frontières dépassent largement celles de la Palestine, originellement le pays des Philistins.

Plus tard, une diaspora juive se développe sur le pourtour méditerranéen et notamment à Alexandrie et à Babylone et, par la suite, à Antioche et jusqu’à Lyon. Elle représente un réseau social « pré-digital » grâce auquel se diffusera l’invention monothéiste. « Je ferai de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne les extrémités de la terre », rappelait le prophète Isaïe, dès le VIe siècle BCE. Une partie des juifs étaient donc prosélytes bien avant les futurs chrétiens.

La culture juive va se diffuser grâce à l’unification de la méditerranée par Alexandre le Grand. La langue commune grecque, la koiné, l’équivalent de l’actuel globish (« global english »), servira à la diffusion de la culture juive, puis romaine et chrétienne. La Torah sera traduite en grec au troisième siècle BCE et prendra le nom de Septante. Elle sera l’un des outils du prosélytisme auprès des « païens » hellénisants.

La domination grecque des Lagides est une source de tensions et de révoltes dont la plus connue est celle des Macchabées (IIe siècle BCE). Ils avaient été massacrés alors qu’ils respectaient le jour du Seigneur. Face à cette contradiction du juste puni, émerge l’idée qu’il existe une vie éternelle au-delà de la mort, et donc qu’il est possible d’enchanter les souffrances sur terre par l’espoir d’un au-delà meilleur.

Autour du deuxième siècle BCE, la pratique grecque des gymnases se diffuse en Israël. Les athlètes sont nus. Les Grecs se moquent du gland dénudé des juifs et leur interdisent les gymnases et les bains. Une partie de l’élite juive va donc cherche à dissimuler sa circoncision. Convertir les païens, remettre en cause la circoncision, croire en la vie éternelle sont déjà des débats qui précèdent le premier siècle de notre ère, celui de l’arrivée de Jésus.

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La vie publique de Jésus, qui deviendra Jésus-Christ après sa mort, a été courte. Elle a duré deux à trois ans, dans les années 30 de notre ère. Son histoire se confond avec celle du monde juif de son époque. La prédication de Jésus que l’on retrouve dans les Évangiles, écrit 40 à 70 ans après sa mort, s’inscrit dans la continuité de la Torah. Un des textes significatifs de cette continuité est le « Notre Père » des futurs chrétiens. Il est inspiré de la prière du matin et du soir, le Shema Israël, « Écoute, Israël » et du Kaddish, une louange à Dieu souvent utilisée pour les enterrements.

La compétition sur le marché des dieux est particulièrement forte en Israël, entre les pharisiens, les sadducéens, les zélotes et les esséniens. Jésus souhaitait redonner à la religion juive sa pureté originelle, comme beaucoup d’autres prophètes avant et après lui. Et pourtant, Jésus peut tout à fait être considéré comme « l’inventeur » du christianisme puisque sa prédication va servir de justification à l’innovation religieuse en train d’émerger entre la fin du premier siècle et le quatrième siècle de notre ère.

À la suite de la mort de Jésus, son frère Jacques « le juste » s’installera à Jérusalem pour diriger la communauté des juifs qui se réfère à Jésus. L’apôtre Pierre se chargera de transmettre les paroles de Jésus auprès des juifs de la diaspora et Paul de Tarse, un pharisien qui n’a pas connu Jésus, se consacrera aux « païens ». Il est la principale « personnalité mobilisatrice » de la diffusion du message de Jésus. Il est le premier à se rendre compte que le message juif est difficile à transmettre à cause de la kashrout et de la circoncision. Il propose donc de simplifier « l’offre religieuse » aux populations polythéistes, en introduisant une « innovation de rupture » par la suppression de ces deux rituels. Il rentrera en conflit avec les juifs orthodoxes. Les trois successeurs meurent avant l’an 70 et tout aurait pu s’arrêter là.

3. La destruction du deuxième Temple en l’an 70 de notre ère : un enjeu de survie

Or, un « cygne noir », un événement imprévu, la révolte des zélotes contre les Romains, entraîne la destruction du Temple en l’an 70. La fin de la caste des prêtres du Temple relance la question de la survie de l’unité du peuple juif et donc de celle de la stratégie à suivre pour ne pas disparaitre. La première est celle du courant rabbinique qui est en train de naître. Ce courant sera à l’origine de la mise en place progressive des 613 prescriptions tirées de la Torah et du recentrement du monothéisme sur le peuple juif.

La deuxième est celle des « judéo-chrétiens » qui soutiennent qu’il faut s’ouvrir au monde païen, et donc « élargir le marché des dieux », pour parler en langage moderne, pour que la religion juive se développe et ne disparaisse pas. Ils se réfèrent au « rabbi » Jésus, qui deviendra Jésus-Christ, le Messie ressuscité.

Leur succès auprès des païens vient de la simplification des rituels juifs avec la suppression des interdits alimentaires, de la circoncision et d’un baptême qui remplace les nombreux rituels de purification par l’eau, tout en proposant un avenir meilleur grâce à la résurrection. C’est une innovation qui simplifie la vie quotidienne et enchante la vie après la mort.

Le courant judéo-chrétien se développe au sein des synagogues qui sont installées tout autour de la Méditerranée. Elles jouent le rôle de « plateformes » logistiques de diffusion du monothéisme. Les juifs prosélytes rentrent en conflit avec le courant rabbinique qui les expulse des synagogues. Ils vont créer leurs propres lieux de culte qui deviendront les églises. Ils vont de plus en plus utiliser le grec pour leurs propres textes. Ils s’éloignent de l’araméen et de ses origines hébraïques. Ils deviennent petit à petit la « Grande église », celle qui regroupe les chrétiens d’origine grecque. Cela n’empêche pas qu’il sera lui-même persécuté régulièrement par les autorités romaines qui trouvent que ce monothéisme est une véritable superstition (superstitio) et donc un danger pour l’empire.

4. La crise monétaire de l’Empire romain, une opportunité pour les chrétiens

Entre la fin du premier siècle et le début du quatrième siècle, au moment de la conversion de l’empereur Constantin, la compétition est forte entre juifs, chrétiens et polythéistes. Une quatrième crise, la crise monétaire de l’Empire romain, va servir de déclencheur inattendu à l’institutionnalisation des mouvements chrétiens.

En 313, l’empereur Constantin publie « l’édit de Milan » qui fait du christianisme une religion légale au même titre que le « paganisme ». En devenant chrétien, l’empereur Constantin se donne le droit de « confisquer tous les trésors de métaux précieux des temples païens, » puis de les fondre « pour fabriquer une nouvelle monnaie, le Solidus qui permettra de payer les soldats » comme l’écrit Bruno Dumézil. En dévalorisant la religion païenne, il obtient l’aide de l’église chrétienne qui deviendra une sorte d’administration déléguée de l’Empire romain. Il ne reste plus à Constantin qu’à unifier tous les courants religieux chrétiens pour créer un « standard », le Credo de Nicée, qui favorise la diffusion de l’innovation.

« Le marché des dieux : comment naissent les innovations religieuses. Du judaïsme au christianisme », de Dominique Desjeux. Éditions PUF

Parallèlement, les chrétiens vont accepter d’intégrer une partie des pratiques païennes sous l’impulsion de deux « pères de l’Église » Jérôme et Augustin. Le premier déclare qu’il vaut mieux pratiquer « le culte des saints à la manière païenne plutôt que pas de culte. » Ils intègrent de nombreux objets d’origine païenne comme les cierges, les clochettes, l’eau bénite qui protège des maladies et favorise les récoltes.

Cette reconstitution anthropologique rappelle que toute ressemblance entre l’intention de l’inventeur et le résultat final, l’innovation de réception, est souvent bien fortuite. Le corollaire est qu’une innovation ne peut réussir que si elle est réinterprétée par la population qui la reçoit.

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