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Les réfugiés, figures ambivalentes de la modernité

Un Syrien joue de la musique au passage de réfugiés à la frontière gréco-macédonienne. Robert Atanasovski/AFP

Notre société a progressivement accordé aux individus une place grandissante. Ils ont pu se construire leur propre monde et s’affranchir de modèles sociaux qui s’imposaient à eux. S’il existe toujours des rapports de dominations économiques, les liens statutaires ont perdu de leur force prescriptive et ont été remplacés par des relations personnalisées fondées sur une affection réciproque, à confirmer régulièrement.

Ainsi, le mariage pour la vie a cédé la place à une relation conjugale qui n’a pas besoin du mariage et qui doit pouvoir être rompue aisément. Cette vision du lien social est désormais évidente, au moins à l’état pratique, parmi nos contemporains mais peine à se constituer comme un discours positif et un idéal collectif. Certains en arrivent même à exprimer une nostalgie à l’égard d’un monde passé dont ils oublient le caractère oppressif. Toujours est-il que, avec les réfugiés, nous découvrons que notre conception de la vie repose sur un soubassement objectif fait de paix, de démocratie et de prospérité économique.

Plébiscite de la modernité

C’est en effet de pays en guerre, tyranniques et pauvres que viennent en masse les réfugiés. Ils surmontent des épreuves colossales, affrontent la violence, la peur et la mort pour arriver sur notre continent. Ils ne sont pas en quête d’« aventure » mais bien de la modernité que nous incarnons. Ils nous offrent un plébiscite que nous n’entendions pas jusqu’aux attentats du 13 novembre. Ces derniers nous ont sorti de notre rapport évident à nos modes de vie. Menacés dans notre liberté, nous en apprécions davantage le goût. Tout à nos débats microscopiques, nous avions du mal à percevoir la valeur qui rayonne de nos vies modernes. Et si la dimension économique est bien sûr présente chez les réfugiés, elle ne saurait réduire l’explication des flux. La liberté personnelle et collective, la régulation de la violence, le pluralisme les attirent aussi grandement. Eldorado, l’Europe est également perçue comme le cadre d’un épanouissement personnel enfin possible. Le « soft power » occidental bien mis en évidence par Frédéric Martel montre son efficacité.

Et de notre point de vue d’Européens, comment percevons-nous cet afflux ? Dans notre conception actuelle de l’individu, ces réfugiés incarnent le projet même de la modernité : ils rompent physiquement avec leurs attaches au nom d’un projet de vie. Bien sûr, ils conserveront sans doute des liens avec leurs familles d’origine mais ils seront surtout économiques et n’empêcheront pas une nouvelle vie de se développer.

Pascal Manoukian rend bien cette acculturation en marche chez les réfugiés qu’il met en scène dans son roman Les Echoués. Cette prise en main de son destin, cette écriture de sa propre histoire est comme soulignée par une mobilité géographique impressionnante. Ils ont fait un long voyage et confronté leur personne à une palette de situations qui les ont forgés. Ils construisent leur nouvelle identité dans ce périple et le récit qu’ils pourront en faire plus tard. Mais c’est aussi dans leur chair – et souvent douloureusement – que se marquent à la fois l’arrachement à leur ancienne identité et l’entrée dans la nouvelle version d’eux-mêmes.

En tout cela, les migrants incarnent bien une modernité qui ne peut pas nous laisser indifférents. Et la retenue, voire le soutien affiché d’une partie de notre population aux réfugiés puisent leur source à la reconnaissance de cette conformité de leur situation aux valeurs de la modernité. Depuis les attentats qui nous visent de façon indifférenciée, nous pouvons mieux comprendre leur aspiration puisque c'est aussi la nôtre…

Un accueil soutenable ?

Mais on voit bien que l’opinion publique hésite dans son jugement. L’importance du flux désarme et interroge sur le caractère soutenable d’un accueil systématique. L’Allemagne et la Suède, qui ont ouvert les bras, commencent à les replier donnant ainsi un signal à l’Europe entière sur les difficultés concrètes rencontrées dans la prise en charge de tous ces individus pourtant tellement motivés.

Des réfugiés syriens en gare de Vienne (Autriche). Josh Zakary/Flickr, CC BY-NC

S’il existe sans doute des réticences « culturelles » à l’accueil liées à une crainte face à la « différence » de ces réfugiés ayant grandi dans des univers et avec des références qui ne sont pas souvent les nôtres, ce ne sont pas les principales. Les questions de logement, de travail et de sécurité viennent jeter une ombre sur la possibilité même de l’accueil. Une inquiétude germe sur la possibilité de conserver son mode de vie et son confort personnel tout en accueillant ce flot de réfugiés. C’est sur ce ressort que joue, sans vergogne, le Front national jusqu’au fantasme d’une « immigration bactérienne ».

La « commune humanité » mise à l’épreuve

Plus fondamentalement, les réfugiés nous posent problème en ce qu’ils mettent à l’épreuve un des fondements de notre modernité. Avant d’avoir revendiqué la prise en compte de notre singularité, nous avons affirmé (par les Constitutions notamment) l’appartenance de tous les individus à ce que François de Singly a nommé « la commune humanité ». Par-delà la prise en compte de telles personnes singulières, pouvons-nous traiter tous les individus comme une partie de notre « humanité » ?

La situation n’est pas simple et nous voyons que la compassion est plus grande quand nous sommes mis en présence de cas singuliers de migrants individuels ou en famille. C’est à partir du moment où s’établit une relation interpersonnelle que la solidarité devient plus évidente. Cette nouvelle conception de l’attention à autrui n’est pas compatible avec un afflux massif. Cela est visible, par contraste, avec la situation de pays comme le Liban, la Jordanie ou la Turquie qui reçoivent des millions de réfugiés – soit une proportion significative de leur population totale. On évoque des taux de 10 à 20 % pour le Liban. Ces pays impressionnent par leur capacité d’accueil qui prend en compte les réfugiés dans leur généralité plus que dans leurs singularités.

Surmonter un paradoxe

Nous sommes ainsi confrontés à un paradoxe : les réfugiés viennent en Europe à la recherche d’un monde qu’ils plébiscitent mais qui se soucie tellement des individus différenciés qu’il ne parvient pas à les accueillir en masse. Sortir de cette impasse de la pensée occidentale suppose de montrer le lien logique et historique entre les deux formes de modernité. La prise en compte de la singularité n’a été possible que parce qu’elle a été précédée d’une mise à distance des différences liées au statut. Par-delà ce qui nous distingue, nous sommes réunis par une « commune humanité ».

Cette prise en compte sera d’autant plus facile que nous nous persuaderons collectivement de la chance que nous avons de vivre dans un monde qui nous offre tant de libertés personnelles et que nous montrerons la convergence des aspirations des réfugiés avec les nôtres. Le personnel politique serait bien avisé de s’approprier cette thématique qui est en phase avec la population et qui représente une source réelle de réjouissance privée. Cette mutation est nécessaire car cette situation de devoir accueillir des réfugiés durera longtemps du fait de l’attractivité de nos modes de vie.

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