Les Jeux olympiques de Paris donnent un éclairage incomparable au sport de haut niveau. Les athlètes olympiques et paralympiques brillent par leurs exceptionnelles performances. Force, vitesse, endurance apparaissent en premier. Mais également l’intelligence des actions et des prises de décisions. Ou encore la capacité de réaliser des actions d’une extrême précision avec des contraintes temporelles très élevées.
Une large part de ces prouesses est réalisée grâce à une capacité qui a été développée de manière extrêmement sophistiquée par l’être humain. Cette capacité des plus remarquables qui a permis sa survie et son extraordinaire expansion est celle de l’anticipation.
Elle permet de se projeter dans le futur, de prédire l’avenir et les conséquences des actions que l’on est en mesure de produire. Elle peut être impliquée dans des choix de vie à long terme mais aussi dans des décisions de très court terme. Dans le sport, elle est primordiale ! Pour mener une carrière de sportif de haut niveau ou préparer un événement aussi exceptionnel que les JO avec toutes les contraintes et l’adversité qu’il est possible de rencontrer.
Moins d’une seconde pour réagir
L’anticipation est aussi très présente dans la réalisation même des performances. Elle permet de faire face à des situations extrêmes marquées par de très fortes contraintes spatiales et temporelles. Par exemple, les joueurs de tennis ne disposent que de 600 à 700 ms pour retourner un service frappé à 200 km/h tandis que les gardiens de but en football ont moins de 500 ms pour arrêter un tir de penalty. Ceci est d’autant plus compliqué qu’un temps de réaction visuel (qui correspond au délai entre la réception de l’information et le début de l’action de réponse) est au minimum de 200 ms et que les temps de mouvement requis pour répondre peuvent approcher d’une seconde entière.
Cela est aussi vrai dans les activités de pleine nature telles que le VTT ou le canoë-kayak dans lesquelles de multiples décisions et actions doivent être réalisées dans des délais très courts marqués par une grande incertitude. Dans ces situations comme dans beaucoup d’autres que l’on rencontre dans de nombreux sports, les athlètes ne peuvent donc pas attendre d’avoir une information complète s’ils veulent avoir le temps de réaliser une action efficace et l’anticipation est déterminante de la performance.
Mais comment définir l’anticipation en sport ? Elle correspond à l’ensemble des processus psychologiques qui permettent de se préparer à agir, de réagir plus tôt ou même d’agir avant qu’un événement ne se produise ou qu’un obstacle n’apparaisse. C’est par exemple le joueur de rugby qui commence une course pour intercepter une passe bien avant qu’elle ne soit effectuée par l’adversaire ou encore le grimpeur qui prépare la saisie d’une prise particulièrement difficile dans l’enchaînement des prises qui précèdent.
L’anticipation repose principalement sur la perception, la mémoire et les représentations ou images mentales que le sportif est capable de former. Elle s’appuie aussi sur des mécanismes de couplage perception-action et des bases de connaissance qui ont été découvertes ou élaborées à travers les expériences antérieures.
Ces mécanismes vont permettre d’identifier des indices pertinents pour prédire le déroulement des événements et s’engager de manière précoce dans les actions les plus efficaces. Cela peut correspondre à des prises d’information sur un parcours en pleine nature qu’il est possible de reconnaître pour anticiper par exemple les enchaînements de virages en VTT ou encore sur le comportement de l’adversaire pour décoder et anticiper l’action adverse sur la base des mouvements préparatoires aussi subtils soient-ils.
Cela peut aussi reposer sur des probabilités d’apparition de certaines actions. Si dans une situation donnée, l’athlète sait que son adversaire réalise systématiquement ou très fréquemment la même action, il peut se préparer à agir pour faire face ou même initier sa réponse bien avant que l’action adverse ne débute.
Comment se placer pour défendre son terrain de manière optimal au tennis ?
Un autre registre où les probabilités guident l’anticipation est celui de l’occupation du terrain. C’est ce qui a été mis en évidence par notre équipe dans l’étude du replacement des joueurs de tennis. Il a en effet été possible de confirmer la théorie des angles qui avait été définie par Henri Cochet le célèbre Mousquetaire de l’équipe de France de Coupe Davis des années 1920-1930 dans un ouvrage de référence.
Cette théorie énonce que la meilleure position de replacement pour faire face à la frappe adverse se situe sur la bissectrice de l’angle formé par les possibilités d’action de l’adversaire (la demi-droite qui partage cet angle en deux angles égaux).
Cochet (1933) a proposé que les bissectrices reflètent le positionnement optimal du joueur sur le court (disques bruns) avant que la balle ne soit frappée. Il est important de noter que lorsque l’adversaire est décentré, l’angle formé en rouge définit une bissectrice qui diffère de sa position centrale, ce qui crée une situation dans laquelle la position optimale du joueur qui reçoit la balle se trouve de l’autre côté du terrain. L’image de droite illustre la théorie des angles dans le cadre d’un match.
À partir de données collectées lors d’un tournoi de tennis professionnel avec le système Hawkeye qui permet la capture des déplacements de la balle et des joueurs, il a été possible de déterminer que les joueurs se positionnaient très précisément sur cette bissectrice traduisant ainsi leur capacité d’anticiper non pas l’action à venir de leur adversaire mais ses possibilités d’action dans une situation donnée.
L’anticipation, ça se travaille
Les anticipations peuvent être intuitives et implicites et n’appartenir qu’à l’athlète sans même qu’il ne soit en mesure de les décrire. Mais elles peuvent être aussi explicites et préparées à l’avance avec l’aide d’une équipe technique. Ainsi il n’est pas rare d’observer des athlètes et des entraîneurs prendre des notes sur les adversaires futurs, visionner les matches antérieurs pour se préparer.
Mais l’anticipation est toujours un pari. Un pari éclairé certes, mais avec une prise de risque. Elle apporte des bénéfices en permettant de se préparer plus tôt pour contrer l’action adverse, mais elle peut avoir aussi un coût et se traduire par des actions inappropriées. Un très bon exemple de ces erreurs d’anticipation est ce qu’on appelle le « contre-pied », c’est-à-dire partir du mauvais côté, ce qui est bien souvent fatal dans le sport de haut niveau. Cela est lié au caractère nécessairement incertain de l’anticipation qui repose sur des informations partielles et à des capacités prédictives nécessairement limitées.
Il faut être très clair. Si l’anticipation est une capacité fascinante, il ne faut pas la surestimer. Parce que l’anticipation est aussi une approximation ! De par l’utilisation d’informations partielles et incomplètes. Les limites des capacités d’anticipation et de prédiction sont par exemple bien démontrées par l’incapacité à prédire des trajectoires complexes telles que les trajectoires courbes des balles ou des ballons avec effets. Ainsi les gardiens de but, même du plus haut niveau, sont fréquemment trompés par ces trajectoires et il a été montré expérimentalement cette incapacité à prédire ce type de trajectoire qui ne peut être compensée que par la régulation en continu l’action avec l’approche du ballon.
Tout est donc question d’utilisation appropriée de cette formidable compétence tout en sachant ses limites. On ne peut reprocher au gardien de but face au tireur de penalty d’être pris à contre-pied dans la mesure où il n’a pas d’autre choix que d’anticiper s’il veut avoir une chance de stopper quelques tirs tant le temps dont il dispose est réduit. Mais si la situation n’est pas aussi critique, être pris à contre-pied pour le gardien de but ou le joueur de tennis est une erreur qui est moins pardonnable car cela se traduit par des buts encaissés ou des points perdus alors que d’autres réponses plus efficaces pouvaient être produites. Ces engagements dans des anticipations inappropriées expliquent d’ailleurs pourquoi les attaquants cherchent si souvent à produire des feintes.
Faire une feinte, c’est se jouer de la volonté adverse d’anticiper. C’est donné des indices pour engager son adversaire dans une anticipation erronée. C’est commencer la préparation d’une action pour en réaliser une autre (par exemple les feintes de corps dans les sports collectifs ou dans les sports de combat). Ces feintes seront d’autant plus efficaces si elles sont effectuées rapidement et dans le bon timing.
Pour éviter d’être pris par des feintes, les sportifs de haut niveau adoptent dans un grand nombre de situation des comportements dits « conservateurs » ou d’attente dynamique qui les conduisent à ne pas anticiper mais à se coordonner très précisément avec l’action adverse.
C’est par exemple ce que notre équipe a montré dans le comportement d’allègement reprise d’appui (« split-step » pour les Anglo-Saxons) chez les joueurs et joueuses de tennis de haut niveau. Ce comportement préparatoire va permettre de démarrer le déplacement vers la balle dans le meilleur timing et avec la plus grande vitesse possible. Ceci est réalisé grâce au sursaut et au rebond des appuis au sol qui s’ensuit pour obtenir le maximum d’efficacité neuromusculaire (principe de pliométrie qui permet d’obtenir un rendement musculaire plus important quand le muscle est mis en tension juste avant sa contraction). La reprise d’appuis est alors synchronisée avec le premier moment où l’information sur la direction du service sera disponible. C’est précisément ce que font les joueuses et joueurs de tennis de haut niveau avec une reprise d’appui précisément réalisé 200 ms après la frappe adverse, temps correspondant au traitement de cette information visuelle.
En conclusion, si l’anticipation apparaît comme une capacité essentielle de la performance dans de nombreux sports olympiques, elle doit être utilisée avec discernement. Dans les situations hypercomplexes qui caractérisent le sport de haut niveau, elle apparait comme essentielle pour occuper le terrain de manière optimale.
Elle est aussi primordiale dans le codage-décodage de l’information entre deux adversaires dans des situations de duel, et c’est un véritable jeu de dupes qui peut alors s’installer. L’attaquant va chercher à masquer ces actions ou à donner des informations trompeuses pour feinter son adversaire. Il peut même attendre de voir l’anticipation adverse pour choisir son action comme le font certains tireurs de penalty. De l’autre côté, le défenseur va chercher à décoder ces informations ou attendre suffisamment pour avoir une assurance de ne pas être trompé. Un élément essentiel est ainsi de savoir bien identifier quelles sont les situations qui permettent ou nécessite d’anticiper.
Quand il n’y a que des bénéfices à obtenir quand il s’agit de prévoir un enchaînement par exemple un gymnaste qui prépare sa diagonale avec les différents éléments qui la composent. Ou bien quand l’anticipation erronée est sans conséquence. Ou encore dans les situations d’urgence qui ne laissent pas la possibilité d’avoir une information suffisamment complète pour agir et se donner au moins une chance de contrer l’action adverse.
C’est tout l’art ou toute la science des plus grands athlètes que de savoir utiliser ces formidables capacités d’anticipation quand cela est pertinent pour s’engager dans l’action au meilleur moment !