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Les services de renseignement face à l’incertitude des personnalités

Sur la route de l'agence de renseignement électronique, près de Baltimore. Marco Verch/Flickr, CC BY

Que ce soit dans la vie personnelle ou professionnelle, notre psychologie joue un rôle central sur nos relations, nos décisions et notre capacité à appréhender le monde. Mais cette psychologie peut aussi nous desservir, en prenant de mauvaises décisions évidemment, mais aussi en nous laissant influencer par des « agents d’influence » par exemple. Ceux-ci peuvent être des entreprises souhaitant nous vendre leurs produits ou des collègues cherchant – consciemment ou non – à nous manipuler dans l’organisme social complexe qu’est une entreprise.

Cette problématique a été présentée dès 1984 par Robert Cialdini, professeur de l’Université d’État d’Arizona, dans ses livres Psychologie de la persuasion ou dans Influence et manipulation. Il rassemble en six principes les facteurs de persuasion : la réciprocité, la rareté, l’autorité, l’engagement, l’affection et le consensus. Au quotidien, on retrouve certains de ces principes dans la publicité par exemple.

Les failles chez les sous-traitants

Utilisée comme telle depuis au moins la Seconde Guerre mondiale, la psychologie est également utile dans le renseignement à plusieurs titres : dans la contre-ingérence où des fuites d’informations ont pour origine la psychologie des personnes ; dans les méthodes de « profilage psychologique » pour connaître les intentions des décideurs ou encore les « biais cognitifs » (aussi appelés psychologiques) qui constituent de véritables enjeux dans l’analyse des informations dont nous disposons.

Pour ce qui est de la sécurité de l’information, il semblerait que la dernière fuite d’informations de la CIA révélées par Wikileaks vienne d’un sous-traitant, tout comme l’était Edward Snowden. Dans ce cadre, un employé insatisfait aurait récupéré des informations sur les programmes d’écoute de l’agence américaine et les aurait divulgués.

En dehors du fait que les agences de renseignement américaines sont devenues très dépendantes de sous-traitants, moins impliqués et moins « habilités », la gestion des ressources humaines est devenue une faille de sécurité. Outre les employés insatisfaits – pour des raisons de carrières et financières –, beaucoup d’entreprises n’appliquent pas certains principes destinés à éviter les fuites : clauses de confidentialité–non concurrence, suppression des droits d’accès aux systèmes d’information ou contrôle de l’accès à la seule information nécessaire à l’emploi – le droit d’en connaître.

Ce ressort humain qui est exploité pour collecter de l’information est connu sous l’acronyme de MICE : « money, ideology, compromise, ego ». Toute personne, quel que soit son degré hiérarchique, peut ressentir une perte de sens dans son emploi ou ne pas se sentir suffisamment reconnu pour son travail, menant à une perte de motivation ou d’attention face aux risques liés à l’information. Et même si les autres leviers sont fréquents, encore aujourd’hui, l’ego est utilisable dans les deux sens : flatter l’ego d’une personne peut l’amener à révéler des informations soit dont on n’a pas idée de l’importance ou au contraire volontairement comme revanche contre l’organisation.

Edward Snowden en couverture du magazine Wired (septembre 2014). Mike Mozart/Flickr, CC BY

C’est cette approche humaine qui est utilisée dans l’« ingénierie sociale » social engineering à l’origine de la plupart des attaques dites informatiques : obéir à quelqu’un se faisant passer pour un supérieur hiérarchique pour opérer un transfert d’argent ; révéler des informations privées permettant de reconstituer un mot de passe ou d’identifier une compromission ; ne pas être impliqué dans l’entreprise – par l’absence de mise en valeur de son travail – et donc ne pas suivre les recommandations liées à la sécurité des informations.

Les opérations psychologiques

Autre emploi de la psychologie à des fins d’influence ou de manipulations : le domaine des « opérations psychologiques ». Il s’agit des actions menées sur le terrain psychologique en soutien à des opérations militaires. Elles ont été popularisées par l’expression « gagner les cœurs et les esprits », concept ancien mais régulièrement remis au goût du jour, récemment par exemple par les Américains en Afghanistan.

DR, FAL

Ces opérations de soutien transcendent les différents échelons de commandement militaire : l’échelon stratégique pour influencer le contexte global de l’information afin d’atteindre des objectifs politiques ; l’échelon opérationnel pour avoir une incidence sur la zone d’opérations afin d’assurer une cohérence entre les objectifs des parties prenantes ; l’échelon tactique pour appuyer des opérations en particulier. Ces différents types d’action reposent sur une compréhension des principes clés de la psychologie, des auditoires cibles et sur l’évaluation de l’efficacité des opérations.

Cette méthode d’influence est bien documentée dans le milieu universitaire aux États-Unis mais aussi au cinéma avec un film éclairant de Barry Levinson, Des hommes d’influence : il s’agit d’une fiction qui décrit comment un expert de la manipulation et un réalisateur d’Hollywood créent de toutes pièces un conflit en Europe de l’Est à des fins politiques.

Bill Clinton et Saddam Hussein, objet d’analyses

On le voit, la psychologie est utilisée pour la collecte d’information, avec des leviers connus que l’on pourrait retourner pour améliorer la sécurité des entreprises. Mais la psychologie est aussi utilisée pour savoir quelle décision un responsable va prendre. Agent de la CIA et fondateur du Centre d’analyse de la personnalité et du comportement politique, Jerrold M. Post s’est donné pour objectif d’étudier la personnalité et le fonctionnement d’un décideur pour savoir comment il va appréhender et réagir à une situation donnée.

Ainsi dans son livre datant de 2003, The Psychological Assessment of Political Leaders, Jerrold M. Post, directeur du programme de psychologie politique de l’université Georges Washington, décrit dans le détail le profil psychologique, et donc le processus de décision, de deux personnalités politiques bien spécifiques : Bill Clinton et Saddam Hussein. Celle de l’ex-Président américain, par exemple, peut être analysée par ses relations avec les femmes, à commencer par sa mère qui menait une vie sociale active au détriment de l’éducation de son fils, et qui ont influencé ses ambitions et sa carrière. Le second souvent qualifié comme « l’homme fou du Moyen-Orient » est, au contraire, présenté comme un calculateur politique avisé mais dont les moyens pour rester au pouvoir sont extrêmement violents, disposant donc sa propre rationalité.

Saddam Hussein, au temps de sa toute-puissance en Irak. Amir Farshad Ebrahimi/Flickr, CC BY-SA

Cette application peut sembler extrême, mais l’étude à grande échelle de la psychologie est appliquée dans la gestion des ressources humaines, avec la méthode Myers Briggs Type Indicator et ses 16 types de personnalités. Par des questions, les DRH peuvent savoir comment un employé va fonctionner en équipe, interagir avec d’autres personnalités ou se comporter dans l’échange d’information, critères essentiels au bon fonctionnement d’une entreprise.

Deux personnalités distinctes, face à la même information, vont en effet réagir de façon différente, même s’ils ont reçu la même formation. Les entreprises, ou les services de renseignement, cherchent à mettre en place des procédures d’analyse « robustes », c’est-à-dire des processus appliqués et opérationnels quelles que soient les circonstances et qui que soient les personnels les mettant en œuvre. Or la psychologie des individus et les processus d’analyse ne sont pas toujours compatibles.

La part d’affect

En 1999, Richards J. Heuer, vétéran de la CIA, publie Psychology of Intelligence Analysis faisant le lien entre les problématiques d’analyse et celle de prise en compte des personnalités. Même avec des procédures à suivre, et des méthodes d’analyses dites « structurées », la limite est l’humain et ses perceptions : les biais cognitifs. Ceux-ci sont une partie intégrante de notre personnalité car constitués de l’ensemble de ce qui fait notre personnalité : enfance, éducation, expérience, croyance, a priori, etc.

Quelques exemples : le biais de confirmation d’hypothèse qui nous pousse à ne chercher que les informations allant dans le sens de ce que nous pensons déjà ; le biais de disponibilité qui nous pousse à évaluer la fréquence d’occurrence d’un évènement uniquement en fonction des informations déjà disponibles ; le biais rétrospectif qui nous pousse à reconstruire notre mémoire d’après une interprétation des évènements a posteriori ; ou encore l’illusion des séries qui tend à nous faire établir des liens entre des évènements distincts… Comme les crash des avions de Malaysian Airlines dans des contextes pourtant différents.

On le voit, les biais impactent directement nos capacités d’analyse ou de raisonnement. Ce sujet est jugé suffisamment pertinent pour qu’il ait fait l’objet d’un projet : « Reduction of Cognitive Biases in Intelligence Analysis ». Celui-ci a été financé par l’Union européenne dans le cadre du 7e programme-cadre de recherche en sécurité. Même au quotidien, ces biais jouent dans notre capacité à vérifier les informations à l’heure de la post-vérité.

De plus, dans les processus de décision, des mécanismes liés à la « politique » interne ou externe des organisations viennent encore biaiser la décision ou l’analyse dans un autre processus appelé la « politisation du renseignement ». Celui-ci consiste à orienter ou à confirmer les intentions politiques en tordant les faits et leur analyse : le cas le plus récent connu et étudié est celui de la seconde guerre d’Irak (en 2003). Mais on pourrait convoquer d’autres exemples plus anciens : la Guerre du Vietnam, la Guerre froide, etc.

Notre psychologie est donc utilisée aussi bien dans la sphère personnelle que commerciale, professionnelle ou stratégique, afin de nous faire passer des messages ou d’influencer nos perceptions, et donc nos décisions. Cet outil est à disposition en permanence puisque nous ne nous pouvons pas nous en séparer… Même une personne formée à cette problématique, rationnelle dans ses actes, et objective dans ses choix, peut être « biaisée » ou voir ses émotions prendre le dessus. Seule la formation à l’analyse, et ses biais, ou la sensibilisation au « social engineering » peuvent permettre de contenir le poids de notre psychologie.

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