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L'industrie du sondage est en crise. Elle a de la difficulté à prédire les intentions de vote et les comportements. Et c'est peut-être une bonne chose. Shutterstock

Les sondages ont souvent tort, et c’est tant mieux !

L’élection présidentielle américaine du 3 novembre 2020 s’est avérée très serrée, alors que les sondages prédisaient pourtant une importante « vague bleue » pour Biden. Voilà qui nous a rappelé l’élection de Donald Trump, quatre ans auparavant, alors que les sondages semblaient prédire une victoire relativement confortable d’Hillary Clinton.

L’élection de 2020 s’est donc révélée, une fois de plus, un « échec embarrassant pour les sondeurs ».


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Frank Luntz, l’un des professionnels de la communication les plus honorés aux États-Unis, estime que « sa profession de [sondeur politique] est foutue » : « c’est dévastateur pour mon industrie. Le public n’aura plus aucune foi, aucune confiance ».

Que s’est-il passé avec les sondages ? un reportage de Radio-Canada diffusé le 4 novembre 2020.

En tant que doctorant en philosophie politique, c’est précisément cette question qui m’intéresse : l’interférence de la technique moderne, dans ce cas-ci les sondages, dans la sphère politique.

Le véritable danger des sondages

Ainsi, il me semble que le problème avec les sondages — ainsi que de toutes les tentatives de fixer le comportement, les idées et la personnalité des humains comme le résultat de l’expérience que l’environnement leur fait vivre (théories behavioristes) — n’est pas qu’ils sont faux, mais qu’ils pourraient devenir vrais. Là est le véritable danger.

Dans ces conditions, force est de constater que ce n’est pas seulement le fait que les méthodes statistiques et les sondages réduisent l’humain et ne le considèrent pas en tant que tout complexe qui est problématique, mais aussi le fait qu’il y a tentative de réduire la vie politique à un problème essentiellement technique qui peut être prédit et, donc, contrôlé.

Aujourd’hui, le « technicisme aboutit à faire en quelque sorte fonctionner le savoir scientifique et plus encore la technique, qui en est l’application, en tant qu’idéologie et à en attendre des solutions pour la totalité des problèmes qui se posent à nous », rappelle le philosophe Jean‑René Ladmiral dans la préface de La technique et la science comme « idéologie » de Jürgen Harbermas.

Autrement dit, les savoirs techniques et scientifiques semblent aujourd’hui avoir le monopole de la vérité. Ainsi, est vrai uniquement ce qui est vérifiable scientifiquement, donnant réponse à toutes les questions qui se posent à l’humain.

C’est pourquoi, il n’est peut-être pas faux d’affirmer que le problème ne réside pas dans les sondages en tant que tels, mais plutôt dans la croyance en un type de société, de monde, que les sondages estiment prédire. C’est-à-dire un monde dangereusement stérile et prévisible : un monde où les femmes et les hommes ne pourraient plus espérer introduire du nouveau dans le cours des événements.

Ainsi, si les sondages menacent le politique, « c’est seulement dans la mesure où nous nous laissons aller à croire que ce qu’ils décrivent est ce qui va se passer. […] Rappelons-nous sans cesse que si l’incapacité des sondages à prédire absolument le futur est totale, ce n’est pas en raison de leur manque de fiabilité mais, beaucoup plus définitivement, en raison de la nature même du « temps » — un phénomène qui veut, par définition, que le présent ne puisse pas être le futur », souligne le sociologue Cyril Lemieux, dans son ouvrage Le rôle des sondages.

L’héritage de Gallup

Il y a 72 ans, en mai 1948, on retrouvait sur la couverture du célèbre magazine Time le visage de George Gallup, « le plus illustre des sondeurs ». On le qualifiait de « Babe Ruth of the polling profession », rappelle le professeur d’histoire et de journalisme David Greenberg dans cet article publié sur Politoco.

George Gallup, 3 mai 1948, Time

Dans un livre publié à New York en 1940, The Pulse of Democracy, George Gallup et Saul Forbes Rae proposent l’idée suivante : les sondages d’opinion « scientifiques » sont le meilleur moyen qui existe pour mesurer les opinions du public, et ainsi servir la démocratie. La figure du statisticien est posée au même rang que celle du chimiste et du physicien.

Pour Gallup, mesurer l’opinion publique exige un certain esprit de « laboratoire ». Ce qu’il faut, ce sont des experts formés à la méthode scientifique.

Gallup insistait sur le fait que son travail était orienté autour d’une question de calcul des nombres, dépourvu de coloration interprétative. Il se moquait des opposants qui mettaient entre guillemets « science » en évoquant le sondage. Car, selon lui, si son travail n’est pas scientifique, alors personne dans le domaine des sciences sociales — et seulement une poignée de chercheurs dans les sciences naturelles — ne peut utiliser ce mot.

L’influence des idées de Gallup se fait encore ressentir de nos jours : l’orientation des interventions des analystes politiques, des sondeurs et des autres experts lors des soirées électorales en constituent de bons exemples. L’attitude « à la Gallup » persiste et joue un rôle toujours aussi décisif, pour le meilleur ou pour le pire.

Par ailleurs, le concept d’héritage porte en lui une signification et un sens beaucoup plus large que l’usage étroit qui en est fait habituellement. C’est-à-dire que l’héritage peut aussi être de l’ordre de quelque chose par rapport auquel on est obligé de se prononcer, de prendre position et de réagir, pour ne pas le subir. Cela implique alors une prise de position à son égard.

Prendre au sérieux la démocratie et les réalités des êtres

Or, cette prise de position critique vis-à-vis des sondages ne se situe pas tant sur le plan méthodologique — les statisticiens et les sondeurs répliqueront que leurs méthodes peuvent bien sûr être peaufinées et même améliorées —, mais sur le plan philosophique.

Car, lorsqu’on étudie des objets dans le monde naturel — quand on fait de la recherche dans les sciences naturelles —, c’est bel et bien la raison « froide » désengagée du scientifique qui est considérée comme appropriée. Toutefois, lorsqu’il est question de sujets qui participent d’un contexte historique et culturel — humanités —, nous devons nous engager dans le contexte plutôt que de nous en désengager.

Les femmes et les hommes ne sont pas des entités comme des masses ou d’autres phénomènes scientifiquement mesurables. Poser un regard de laboratoire sur des êtres n’est dès lors pas approprié : cela revient à s’efforcer de quantifier l’inquantifiable. C’est plutôt une compréhension humaine, engagée dans le contexte des sujets, qu’il faut adopter, autant qu’il est nous est possible, afin de tenter de comprendre les réalités des êtres.

Démocratie et débat public, Christian Nadeau, professeur de philosophie politique à l’Université de Montréal.

Les réponses à nos inquiétudes politiques ne sont dès lors pas à rechercher du côté d’une amélioration des moyens techniques de sondage, ou dans le fait de blâmer les électeurs timides ou les votes des différents groupes minoritaires.

La démocratie ne se résume pas non plus au fait de voter une fois aux quatre ou cinq ans. Elle repose sur un autre grand pilier, au moins : la participation et l’implication politique, qui peuvent prendre différentes formes (dialogues politiques, syndicalisme…), et qui doivent être continuellement engagées.

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