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Des craies sur une table de bois
La façon dont les enseignants se souviennent de leur enfance donne des indices importants sur leur capacité à identifier et à combattre les inégalités dans les écoles aujourd'hui. Shutterstock

Les souvenirs d’enfance des enseignants influent sur leur manière de lutter contre les inégalités scolaires

Comme beaucoup d’entre nous, les enseignantes et enseignants se souviennent des bons moments, d’avoir joué dans la cour d’école et fait des erreurs lorsqu’ils étaient enfants. Ils évoquent souvent leurs souvenirs d’enfance quand ils expliquent pourquoi ils ont choisi cette profession. Il arrive aussi qu’ils se souviennent d’avoir été inspirés par tel ou tel enseignant, ou qu’ils soient déterminés à faire mieux qu’un enseignant qu’ils ont pu juger injuste ou prompt à dénigrer autrui.

Les souvenirs d’enfance ne se limitent pas à l’école. La mémoire est un processus créatif auquel les enseignantes et enseignants peuvent avoir recours pour interpréter le passé et imaginer leur avenir professionnel. Mais surtout, les souvenirs d’enfance des enseignants influent sur leur manière de lutter contre les inégalités scolaires liées notamment au racisme, au classisme et au capacitisme systémiques.

Nous sommes quatre chercheurs issus d’universités situées dans la banlieue du Grand Toronto, à Ottawa, dans un quartier anglophone de Montréal et à Manhattan (New York). Nos travaux portent sur la manière dont les souvenirs d’enfance des gens influent sur la façon dont celles et ceux qui souhaitent enseigner ou travailler avec des enfants perçoivent leur futur rôle en tant qu’éducateurs.

Nous avons découvert que la probabilité que les enseignants et praticiens de fraîche date dénoncent et remettent en cause les inégalités scolaires dépend grandement de leurs souvenirs d’enfance.

L’enfance des enseignants

Il y a 30 ans, dans son ouvrage Practice Makes Practice devenu depuis un classique, la psychanalyste et chercheuse en éducation Deborah Britzman se penchait sur la manière dont les souvenirs d’enfance des enseignants liés à l’école influent sur leur enseignement. Mme Britzman a découvert que les enseignants novices ont tendance à se souvenir d’avoir eu de « bons » et de « mauvais » enseignants, oubliant à quel point les enseignants eux-mêmes considèrent l’enseignement comme une expérience émotionnelle complexe.

Le chercheur en éducation Saul Karnovsky soutient pour sa part qu’encore aujourd’hui, « il existe des règles non dites concernant ce que les enseignants peuvent faire ou non de leurs émotions ». Ceux qu’il a interrogés dans le cadre de ses travaux estimaient devoir ignorer ou masquer leurs émotions ou leur vulnérabilité pour donner l’impression d’être aux commandes.

Balançoires peintes
La mémoire est un outil qui permet d’examiner la manière dont nos vies personnelles sont liées aux grandes réalités politiques ou systémiques. (Shutterstock)

En réalité, l’enseignement génère un flot d’émotions associées par convention à l’enfance : la peur de l’échec, la quête de certitudes, la crainte de ne pas savoir et la douleur liée au rejet.

Les souvenirs d’enfance de quiconque priment toutefois sur ses émotions. Comme l’estime la sociologue, Sara Lawrence-Lightfoot, les souvenirs des enseignants sont façonnés par leur race, leur genre, leur classe sociale, leurs capacités et d’autres facteurs qui influent sur leur identité et leurs convictions profondes.

Cela signifie que les souvenirs d’enfance en matière de succès, d’échec, de protection ou de punition ne sont pas isolés, mais liés à des héritages culturels complexes façonnés par le racisme et les valeurs hiérarchiques. Ces héritages continuent à privilégier les ressources matérielles et à présumer de l’« innocence » des enfants de la classe moyenne blanche.

La manière dont les enseignants perçoivent ces héritages évolue au fil du temps, ce qui peut créer une fracture entre leurs intentions et leurs pratiques. Les chercheuses en éducation Jeannie Kerr et Vanessa Andreotti ont découvert que bien que les candidats enseignants disent souhaiter s’attaquer aux multiples inégalités scolaires et sociales, ils souffrent aussi d’un « manque de compréhension » des expériences des élèves marginalisés et ne remettent en cause ni les structures génératrices d’inégalités ni leur propre position privilégiée au sein de ces structures.

Pour apprendre à enseigner et à travailler avec des enfants, il ne suffit pas d’acquérir des compétences ; il faut aussi se forger une identité. Il faut pour cela saisir comment l’histoire de chacun influe sur sa compréhension de l’expérience en classe propre à chaque enfant, voire l’empêche de la comprendre.

Souvenirs d’enfance et critique

Nous avons demandé à des étudiants inscrits à divers programmes de formation des maîtres et d’études sur l’enfance d’évoquer par écrit un important souvenir d’enfance. Nous leur avons aussi demandé d’établir des liens entre ce souvenir, leur désir de travailler avec des enfants et leur engagement en tant qu’enseignant.

La majorité des participantes et participants ont évoqué des moments d’innocence où ils se sentaient protégés, les associant à leur désir de protéger leurs futurs élèves des épreuves ou de tout inconfort. D’autres ont évoqué des moments où ils se sont trompés ou ont enfreint les règles, suggérant que tous les enfants en ont le droit. D’autres encore ont relaté les efforts héroïques d’anciens enseignants, s’appuyant sur ces souvenirs pour décrire leur intention de déployer des stratégies comparables dans le cadre de leur enseignement.

Les enseignants et les praticiens débutants qui se sont souvenus d’avoir eu une enfance protégée, ponctuée de jeux et marquée par des modèles inspirants, ont souvent présumé que tous les enfants expérimentaient le même degré de protection et d’innocence.

Enfant jouant à la marelle
La mémoire permet d’examiner sous un angle unique la manière dont le souvenir de sentiments apparemment isolés peut refléter les croyances culturelles. (Shutterstock)

Ils n’ont pas évoqué la manière dont l’innocence a historiquement surtout protégé les intérêts des enfants blancs ni la manière dont les notions d’innocence et de « valeur » de la classe moyenne apte au travail ont été exploitées pour exclure et punir injustement les enfants qui ne répondaient pas aux attentes normatives en matière d’enseignement et de développement.

À l’inverse, les personnes qui se sont rappelé avoir été intimidées, mises à l’écart, ignorées ou réprimandées ont associé ces expériences à une analyse des inégalités systémiques. Elles se sont interrogées sur la manière dont les structures scolaires défavorisent les enfants issus des minorités racialisées, ceux qui présentent des aptitudes différentes et ceux de la classe moyenne.

En plus d’évoquer l’innocence de l’enfance et l’héroïsme de certains enseignants, ces participants ont remis en cause les écoles, les considérant comme des établissements dénués d’équité, qui nuisent à certains enfants et doivent se transformer.

Pourquoi la mémoire compte

La mémoire permet d’examiner sous un angle unique la manière dont le souvenir de sentiments apparemment isolés, comme la joie de réussir un examen ou la frustration d’être incompris, peut aussi refléter les croyances culturelles dominantes sur ce qui constitue une enfance normale.

Les programmes de formation des maîtres et d’études sur l’enfance peuvent aider les enseignants et praticiens débutants à développer des visions critiques de la scolarité et de la société en les amenant à analyser la manière dont les structures fondées sur les privilèges et l’oppression ont façonné leurs expériences durant l’enfance. Les éducateurs qui parviennent à analyser les structures sociales qui les ont favorisés ou défavorisés dans leur enfance peuvent être mieux à même de percevoir et de remettre en cause les inégalités que vivent les enfants dont ils sont responsables.

Même s’il est impossible de changer le passé, le fait d’associer les souvenirs d’enfance à des contextes sociaux marqués par l’iniquité peut aider les enseignantes et enseignants à exploiter leurs souvenirs à des fins nouvelles et à changer l’avenir de l’éducation.

This article was originally published in English

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