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Joe Biden et Xi Jinping
Le président Joe Biden a un entretien virtuel avec le président chinois Xi Jinping depuis la salle Roosevelt de la Maison Blanche à Washington, le 15 novembre 2021. (AP Photo/Susan Walsh)

Les tensions sino-américaines à l’ombre de la guerre en Ukraine

Dans un récent article publié dans La Conversation, j’évoquais les raisons pour lesquelles la Chine pourrait éventuellement agir comme médiatrice dans le conflit en Ukraine. J’y ajoutais que cette intervention salutaire de Pékin n’était pas imminente et qu’elle se produirait au moment où Xi Jinping jugerait qu’il y va de l’intérêt national de son pays d’agir ainsi.

Depuis, les appels pressants à un rôle plus actif de la Chine se multiplient. Spécialiste des négociations internationales, cet article poursuit deux objectifs : réévaluer la possibilité d’une intervention médiatrice de l’Empire du Milieu après près d’un mois de guerre et estimer les effets d’une telle initiative sur une réduction des tensions sino-américaines.


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Deux grands pièges sur l’échiquier mondial

Lors de la précédente administration américaine de Donald Trump, plusieurs analystes exprimaient des inquiétudes concernant le futur des relations économiques internationales. L’ère de coopération économique d’après-guerre risquait de s’effondrer pour laisser place à un antagonisme systémique entre les États-Unis et la Chine.

Cette appréhension était illustrée par deux grands pièges qui pointaient à l’horizon des relations économiques mondiales. Jusqu’à l’invasion russe de l’Ukraine, l’attention de Joe Biden se portait surtout sur des enjeux internes. Les tensions vives entre les deux grandes puissances demeuraient inchangées.

Le piège de Thucydide, inspiré du récit que fait le grand historien grec de la guerre du Péloponnèse (431-411 AD), représente une situation historique où une puissance dominante entre en guerre contre une puissance émergente sous la contrainte de la peur que suscite chez la première le surgissement de la seconde. L’avertissement de Thucydide trouve son écho dans les écrits d’universitaires, dont ceux de Graham Allison, selon lesquels la guerre commerciale actuelle entre Washington et Pékin est motivée par un effort désespéré des Américains pour maintenir leur primauté économique mondiale, alors que leur position hégémonique décline.

En contrepartie, le piège de Kindleberger évoque, en matière de relations internationales, un état du monde où une nouvelle puissance dominante ne parvient pas (par manque de capacité ou de volonté) à procurer les biens publics internationaux qui étaient fournis par la puissance dominante précédente.

Tout en attribuant la longue paix d’après-guerre au rôle joué par l’hégémonie américaine, Kindleberger nous met en garde contre les risques d’un retour à la décennie désastreuse des années 1930, lorsque les États-Unis, la puissance économique et militaire la plus avancée, ne sont pas parvenus à combler le gouffre laissé par le déclin hégémonique relatif de la Grande-Bretagne.

Joseph S. Nye a qualifié de piège de Kindleberger ce vide de leadership dans le système international. Sans ce leadership économique, qu’il soit exercé par une puissance hégémonique bienveillante ou par une coalition d’États qui partagent les mêmes visées, tous les efforts de coordination économiques et politiques des dernières décennies risquent d’être anéantis.

La Chine répond coup sur coup

Sous l’administration américaine précédente la guerre commerciale entre Washington et Pékin a connu un crescendo. Donald Trump ne ménageait aucun effort pour freiner la montée en puissance de la Chine (une politique qui a été largement maintenue par l’Administration Biden à ce jour) La Chine répond coup sur coup à chaque semonce de la Maison-Blanche.

Des gens avec des caméras, devant un écran géant
Un forum organisé à Pékin en avril 2019, et auquel a assisté le président chinois Xi Jinping, fait la promotion de la nouvelle route de la soie, une série d’infrastructures permettant de relier l’Asie, l’Afrique et l’Europe. (AP Photo/Andy Wong)

Les risques liés au piège de Thucydide demeurent bien présents. À cela, s’ajoute le spectre du piège de Kindleberger. Aux cris du « Make America Great Again » de Trump ou du « Build Back Better » de Biden, les États-Unis semblent abandonner volontairement leur leadership économique, alors que la Chine n’est pas disposée à prendre le relais. En d’autres termes, on verra se creuser un immense vide susceptible d’entraîner l’économie mondiale vers le désordre et la confusion si les Américains découplent leur économie de celle de la Chine et de la plupart des pays du monde, s’ils empruntent une stratégie d’endiguement, et s’ils retournent à une position isolationniste d’avant-guerre,

L’éventualité que la Chine comble cet écart à court ou moyen terme, malgré son accent sur le pouvoir doux exprimé par les nouvelles routes de la soie, est peu vraisemblable. Bien qu’il soit douteux qu’un seul événement, si important soit-il, suffise à déplacer les plaques tectoniques du leadership international, la guerre en Ukraine ne pourrait-elle pas contribuer à amoindrir ou repousser les effets des deux pièges évoqués précédemment ?

Une voie d’évitement des deux pièges de la géopolitique mondiale ?

Le périple européen du président Joe Biden à Bruxelles pour y rencontrer les dirigeants de l’OTAN, du G7 et de l’Union européenne ne marque pas le premier signe d’un réengagement américain dans les affaires internationales. Il signale cependant la portée de la guerre en Ukraine sur le renforcement des liens transatlantiques.

Le président Joe Biden fait un salut alors qu’il monte dans un avion
Le président Joe Biden s’apprête à monter à bord de l’Air Force One, à la base aérienne d’Andrews, au Maryland, le 23 mars 2022, en direction de Bruxelles, afin d’y rencontrer les dirigeants de l’OTAN, du G7 et de l’Union européenne. Le périple européen du président américain signale la portée de la guerre en Ukraine sur le renforcement des liens transatlantiques. (AP Photo/Evan Vucci)

La solidarité des membres de l’OTAN et la cohérence des actions des nations européennes et nord-américaines en soutien à l’Ukraine amenuisent les craintes d’un vide de leadership international que l’on anticipait sous la présidence Trump. Alors que le piège de Kindleberger semble être sur la voie de desserte pour le moment, c’est surtout la récente vidéoconférence entre Joe Biden et Xi Jinping qui retient l’attention.

Alors que le communiqué de presse américain sur cette rencontre était plutôt laconique, celui de la Chine était beaucoup plus révélateur. Les deux interlocuteurs se sont engagés à gérer efficacement la concurrence et les désaccords qui les confrontent. Ils ont reconnu que l’évolution de leur relation façonnera le monde du XXIe siècle. Cette politique d’ouverture et un engagement à conserver des canaux de communication périodiques entre les deux chefs d’État attestent d’une volonté de repousser les craintes liées au piège de Thucydide.

Scène de destruction dans une rue, avec une voiture incendiée en avant-plan
Une scène de dévastation à Kharkiv, le 22 mars 2022. Pendant que la diplomatie s’active, l’Ukraine continue d’être bombardée par l’armée russe. (AP Photo/Andrew Marienko)

Trois scénarios pour la Chine

Le véritable test d’une réduction des tensions entre les deux grandes puissances passe cependant par l’implication de la Chine dans la guerre en Ukraine. Trois scénarios s’imposent.

Premièrement, la trame la moins vraisemblable consiste en un alignement sans équivoque de la Chine avec la Russie. Dans un tel cas, nous aurions tout à craindre du piège de Thucydide, sur une trajectoire que même Xi Jinping n’aurait pas pu entrevoir lorsque les troupes de Poutine ont franchi la frontière ukrainienne.

Un deuxième scénario évoque le maintien de l’ambiguïté stratégique de la Chine, dans un attentisme où le conflit se réglerait dans un sens encore inconnu. Malgré l’insistance des Chinois de leur non-belligérance, leur « pouvoir doux » et leur leadership international seraient sérieusement remis en cause.

Le troisième scénario me semble le plus plausible. Prenant acte des pressions croissantes en faveur de son intercession auprès de Vladimir Poutine, Xi Jinping s’engagera conjointement avec d’autres dirigeants internationaux afin de trouver une solution diplomatique au conflit.

Cet engagement pourrait prendre diverses formes, dont une relance de l’appel à une conciliation coordonnée avec Emmanuel Macron et Olaf Scholz. Elle constituerait, à mon avis, la meilleure option pour non seulement trouver une solution diplomatique au conflit en Ukraine, mais aussi pour réduire l’ombre des pièges de Thucydide et Kindleberger.

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