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Les think tanks : une déception française ?

Emmanuel Macron, alors ministre de l'Economie, assiste à un forum sur la croissance économique organisé par l'Institut Montaigne et le McKinsey Global Insitute à Paris le 23 juin 2016. ERIC PIERMONT / AFP

Ils émettent leurs souhaits par voie de presse en commentant les actions de l’exécutif, expriment leurs opinions sur les politiques publiques, et emploient parfois des hauts fonctionnaires : les think tanks semblent désormais incontournables dans la vie politique française.

Et pourtant, s’ils ont été objets de toutes les curiosités du début des années 2000 au milieu des années 2010, ils connaissent depuis un essoufflement pour le moins certain. L’attrait de la nouveauté ayant petit à petit laissé la place à la routine des publications et des événements, les think tanks politiques continuent en France à nourrir l’actualité mais l’exemple d’une transformation sociale, sociétale, économique ou politique qu’ils aient directement impulsée semble bien lointain à trouver.

Est-ce à dire qu’ils sont en train de passer de mode dans le débat public ou qu’ils n’ont, plus profondément et malgré les apparences médiatiques, jamais réellement su peser dans ce débat ? Nés d’une inspiration nord-américaine, les think tanks se sont greffés sur une réalité académique, politique et administrative française radicalement différente.

Quels modèles d’expertise ?

Certes, la forte fascination de l’Amérique des années 1960 – années où le phénomène des clubs politiques, ancêtres des think tanks, a été particulièrement important dans l’hexagone – a marqué le paysage des groupes français de réflexion, dont les think tanks constituent la dernière forme d’organisation. Les références états-uniennes sont d’ailleurs encore aujourd’hui constantes. Mais les think tanks en France ne sont que de lointains cousins de leurs parents américains, qu’il s’agisse de leur structuration, de leur ampleur ou de leur influence.

Cela est grande partie du au fait que les modèles d’expertise ne se sont pas construits sur le même schéma des deux côtés de l’Atlantique. Aux États-Unis, la demande d’une expertise extérieure naît de la conjonction d’un État fédéral faible, du caractère limité des structures dédiées en son sein à la production d’un savoir technocratique et du rôle mineur joué par les partis politiques dans le développement d’une expertise politique.

À l’inverse, l’expertise d’État acquiert en France une place centrale à partir de 1945. Un espace politico-administratif d’exercice de la compétence savante s’institutionnalise dès le début de la IVe République, notamment dans le domaine de la politique économique et financière. Le commissariat général au plan, créé par un décret du 3 janvier 1946, n’est sans doute pour beaucoup qu’un lointain souvenir ; il n’en reste pas moins que l’expertise d’État reste un canal majeur de l’importation et de la diffusion d’idées.

Des acteurs de référence sur certaines questions

Du début des années 2000 à celui de 2020, il est possible de tirer un premier bilan des activités des principaux think tanks politiques français. Si aucun d’entre eux ne s’est montré à même de proposer une approche fondamentalement nouvelle d’un pan de l’action publique, plusieurs sont parvenus à devenir des acteurs de référence sur certaines questions.

On doit ainsi mettre au crédit de Terra Nova, créé en 2008 par Olivier Ferrand (décédé en 2012), l’importation, après une mission d’étude aux États-Unis sur l’organisation de primaires ouvertes, de ce modèle en France et son adoption par le Parti socialiste en 2011, puis par un grand nombre de partis en 2016.

Il faut également indiquer que l’Institut Montaigne, qui a vu le jour en 2000 pendant les années de la cohabitation entre le Président de la République Jacques Chirac et le premier ministre Lionel Jospin, a fait de sa capacité d’estimation financière – et notamment de chiffrage des propositions des candidats à l’élection présidentielle et de bilan économique de mandatures – un axe fort de son positionnement dans le débat économique.

On peut enfin souligner que la Fondation Jean‑Jaurès a su quant à elle, notamment à partir de 2012, développer une stratégie d’influence autour de partenariats avec des think tanks à l’international.

On peut citer à titre d’illustrations l’organisation en décembre 2012 avec le think tank brésilien Instituto Lula du premier « Forum du progrès social », et le projet « Progressistes pour le climat » développé en collaboration avec la Fondation européenne d’études progressistes en vue de la COP 21.

Le président François Hollande inaugure le Forum pour le progèrs social le 11 décembre 2012 à Paris. Remy De La Mauviniere/AFP

Dans ce cadre des rencontres ont notamment été organisées en Afrique du Sud avec le Mapungubwe Institute for Strategic Reflection, aux États-Unis avec le Center for American Progress ou au Canada avec le Canadian Centre for Policy Alternatives…

Mais, au-delà de ces marques de fabrique et du traitement récurrent de marronniers du débat public soumis par le biais de rapports plus ou moins convenus sur la santé, l’éducation ou la fiscalité, trop souvent marqués du sceau d’une pensée mainstream, un double constat s’impose.

Des exercices de style

Les think tanks ont certes permis à l’occasion à des organisations partisanes de tester des propositions programmatiques ou d’en renforcer l’écho, mais pour autant, sans porter ni produire d’idées et de pensées radicalement nouvelles. On peut citer, pour ne prendre qu’un exemple, les rapports de l’Institut Montaigne sur les sujets éducatifs, aux préconisations souvent semblables à celles des ouvrages publiés par Jean‑Michel Blanquer avant qu’il soit nommé en 2017 ministre de l’Éducation nationale et qu’il s’attache alors à leur mise en œuvre.

Par ailleurs, la grande force des think tanks français est aussi leur première faiblesse : dans leur constante recherche d’adaptation de leurs formats aux exigences des décideurs publics susceptibles de reprendre leurs recommandations et à celles des journalistes qui assurent leur couverture médiatique, les productions de ces groupes de réflexion sont aussi – et parfois surtout – devenues des exercices de styles.

Dès sa création, Terra Nova a ainsi annoncé qu’il publierait non seulement des essais de fond mais aussi des « policy briefs » (sur le modèle de « notes de cabinet »). Et tous les think tanks politiques hexagonaux proposent, à la publication de chaque essai ou rapport, des synthèses aux allures de communiqués de presse.

Une certaine légitimité universitaire

Bien évidemment, les think tanks ont bénéficié du fait que les partis politiques, tournés vers les échéances électorales, ont depuis plusieurs dizaines d’années maintenant perdus en France leur centralité dans l’élaboration des programmes, rendant propice le développement de lieux de pensée extérieurs et de nouveaux producteurs ou assembleurs d’expertise.

On ne peut d’ailleurs que se féliciter qu’ils parviennent à associer, au sein de groupes de travail spécifiquement constitués en vue de la production d’une note ou d’un rapport ou de leurs pôles d’expertise, acteurs académiques et acteurs de la vie politique, administrative, associative, et du monde économique.

Il faut ainsi reconnaître à ces organisations le fait d’avoir contribué à un mouvement positif d’effacement des frontières entre les mondes académique, politique et administratif, économique et journalistique et une capacité à établir des interconnexions nouvelles, souples et informelles, contribuant à fluidifier la circulation des modèles et des idées.

Thierry Beaudet (Mutualite Française) débat avec Gilles Finchelstein (Fondation Jean‑Jaures) et Thierry Pech (Terra Nova), durant une présentation du média participatif « place de la sante.fr » à Paris le 1ᵉʳ décembre. Francois Guillot/AFP

Déceptions

Au final, si les think tanks politiques ont su se positionner comme des acteurs qui comptent dans la vie publique, politique, économique et intellectuelle française, porter un regard lucide sur leur production n’est pas sans susciter aujourd’hui de la déception.

Leur production régulière continue de bénéficier d’une importante couverture médiatique et elle est le plus souvent formellement de qualité. Des universitaires de premier plan comme de grands noms de la politique et du monde économique se sont d’ailleurs engagés, notamment à la fin des années 2000, aux côtés de certains think tanks politiques.

Le positionnement des think tanks politiques leur procure une certaine liberté en dehors des partis, en dépit parfois de positions partisanes, et il est donc légitime d’en attendre des idées détonantes.

Le décalage n’en est que plus grand quand se retrouvent recyclées, tout juste modernisées par un vernis marketing nouveau, des propositions corsetées aux airs de déjà vu.

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